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Schmetterling (Un papillon dans un bocal épisode 4)

Molfort et les trois stagiaires de Dufilet partirent aussitôt en avion, à destination du petit aéroport de Belle-Ile. Pour ce qui le concernait, le commissaire ne partirait que l’après-midi, après son rendez-vous. La mission de ses associés n’allait pas être simple: récolter le maximum d’indices, chez Adélaïde Balaffen, dans les environs, et plus largement chez les habitants.

Mais le problème restait le même: des indices, d’accord. Mais des indices de quoi ?

Mitterand - La force tranquille

Mitterand - La force tranquille

Pas de cadavre à Rennes, après défenestration devant un commissaire. Un trafic probable de bijoux en or massif, des capsules et des bonbons en papillotes, et de vêtements de luxe en soie, qui passe entre autre par une cache à Belle-Ile. Et deux peluches qui disparaissent, comme s’il fallait surtout ne pas les retrouver, et encore moins les examiner.

Et maintenant, un homme entre la vie et la mort découvert près de Bangor, avec cette vieille folle qui trempe probablement dans la combine et espère se couvrir en déclarant connaître un commissaire de police… Précisément celui qui est à l’origine du suicide, et qui va se faire allumer par le procureur !

La brume était épaisse sur Rennes. Sortant de sa voiture pour se rendre à la convocation du procureur Schmetterling, le Commissaire était bien songeur. Tout cela sent le soufre plus que la vanille. Pas bête, l’idée de Molfort: il y a peut-être de la secte là-dessous. Il faudrait en parler au collègue Kansville, le «pro» des ésotérismes dans la boutique, hélas un peu trop versé sur la bière. Et ces peluches interdites, ces maudites peluches…Ca rappelle «le faucon maltais». Que cachent-elles, ces reproductions d’un raton-laveur et d’un gorille? Le mystère des Templiers, comme dans le film? Pourquoi ce pauvre Farfalle tremblait-il en rectifiant Molfort à leur sujet? Pourquoi a-t-il sauté juste après? Mais peut-être le procureur en sait-il plus que lui. Il allait voir cela rapidement.

De fait, il n’eut pas à attendre. Schmetterling était visiblement impatient de le recevoir. Le visage d’un rouge sans nuance, dont on se demandait si le côté flamboyant était maladif ou pas, il offrait par sa posture et sa physionomie un tableau saisissant. Le commissaire ne put s’empêcher de sourire, malgré le sermon qui l’attendait. Car l’homme était justement le sosie de «fat man» dans «le faucon maltais». Il ne lui manquait que la photo du faucon derrière son bureau pour compléter le tableau. Mais derrière le bureau, il n’y avait qu’une reproduction naturaliste d’un sphinx bombyx. Et partout dans la pièce, venant d’on ne savait où, planaient à son feutré les études de Chopin.

« Un homme raffiné, à coup sûr, et sensible, avec cela », pensa Dufilet.

-Asseyez-vous Commissaire. Thé, café? Non? Alors une boisson gazeuse? Ou au moins un bonbon?

Le commissaire comprit instantanément pourquoi le costume gris de Schmetterling ne pouvait contenir l’intégralité de son hypogastre…

-Moi, je prendrai un coca. J’aime le coca le matin, cela réveille les papilles, affirma t-il avec un sourire figé et des yeux trop brillants pour être perçants, seule différence d’avec «fat man».

Mais Dufilet fut vite débarrassé de ses souvenirs de polars. Car le procureur, dès que la bouteille fut décapsulée, tapa du poing sur la table, faisant jaillir des bulles du culot, et sourdre du goulot un petit volcan de liquide brûnatre, vaguement écoeurant.

« Est-ce que vous vous rendez compte de la situation, Dufilet? Parfois je me demande pourquoi j’ai accepté ma mutation en Bretagne. En Alsace, croyez-moi, jamais un tel scandale n’aurait pu exister, un point c’est clair!»

Schmetterling avait une voix désagréable. Roucoulante, bulleuse, même. Comme s’il avait un grelot à la place de la luette. Et cette expression saugrenue pour glousser des faits improbables, contrastant avec la musique diffusée.

Le procureur continua, plus irrité encore en constatant la mine dubitative de son interlocuteur.

«J’ai constamment la presse sur le dos. Ils veulent de la chair fraîche, comprenez-vous Commissaire, et vous avez perdu le cadavre. Ils veulent des faits, et vous n’avez que des doutes, ou pire encore, des interrogations évaporées.

-Pardon Monsieur le Procureur?

-Des in-ter-roga-tions é-v-apo-rées, asséna-t-il d’une voix caverno-bulleuse, en martelant chaque syllabe de son poing sur le bureau. Au moins, comme cela, un point c’est clair?

-Oui, Monsieur. Et… C’est tout ? En son for intérieur, Dufilet n’était pas mécontent du déroulement de cette engueulade programmée. Il allait pouvoir se concentrer sur la forme burlesque, en mettant le fond à distance…

Mais Schmetterling était vraiment courroucé. Il poursuivit sèchement:

-Restez assis et écoutez-moi, Commissaire, un point c’est clair? Je veux des faits. Je veux des suspects. Je veux des preuves. Comme si on n’avait pas assez de ces quatre avocats et de ce magistrat étranglés sauvagement dans le secteur par un fanatique qui les a strangulé avec une cordelette marine! Aucun soupçon de début de piste. Mais sur cette histoire de défenestration, il faut leur jeter quelque chose, et quelque chose qui n’éclabousse personne en haut lieu. C’est clair, oui ou non?

-Un point c’est clair, Monsieur le procureur.

Le gros homme de loi tressaillit. Sa cravate en soie jaillit de la ceinture et vint se perdre en territoire précordial. Se moquait-on de lui? Il préféra terminer brusquement l’entretien et expédier l’impudent sans autres politesses. Il clapota:

-Alors dépêchez-vous d’aller sur place, et cherchez, cherchez, et cherchez encore, jusqu’à ce que vous trouviez. Rapport à mon cabinet tous les soirs à 18 heures. Bon courage, Commissaire, et surtout, bonne chance. Car si vos doutes vous évaporent, vous connaîtrez les joies de la mutation en Alsace.

Le coup était rude. Dufilet ne s’y attendait absolument pas. Sa femme suffoquait dès que le vent marin manquait. Elle avait un besoin viscéral d’iode, sa petite crevette rose. Sans savoir quoi répondre, il se leva, et se dirigea vers la porte après un bref salut de la tête en guise d’adieu.

Au-dessus du chambranle, en sortant, il remarqua deux statuettes en bois précieux, posées sur de petites étagères métalliques. Un singe à gauche, côté charnières, et un rat à droite, côté serrure.

Dufilet crut défaillir. Était-il dans un mauvais rêve ou s’agissait-il d’une plaisanterie , style «caméra cachée», dont il ne manquait jamais un épisode au bureau, avec Molfort, ou chez lui avec son épouse?

Il se retourna lentement et regarda dans les yeux le procureur encore frémissant.

-Monsieur le procureur Schmetterling, avant de partir, j’ai quand même une question à vous poser.

Schmetterling attendait, le ventre tremblotant posé sur le rebord du bureau, les mains ornées de multiples bagues dorées de part et d’autre du rebord abdominal, et l’œil étincelant. Tout cela scintillait comme une devanture de magasin de farces et attrapes à Strasbourg un soir de pluie et hors période de fêtes.

«Excusez ma curiosité, mais je suis collectionneur d’art…Vos statuettes, là-haut, c’est aztèque, n’est-ce pas ?

Schmetterling sembla brusquement calmé. Plus aucun scintillement. L’abdomen coula du bureau vers les tréfonds du pantalon.

-…Oui, peut-être, ou indien, voire même africain. Un cadeau personnel de la Ministre, quand j’ai accepté ce poste à l’Ouest. Elle tenait à me remercier pour tous les services rendus en Alsace, et pour tous ceux que j’allais rendre dans votre foutue région.

Elle m’a dit que le Raton Laveur Sacré est un emblème de pureté et d’assiduité. Le Gorille Nu symbolise la force tranquille… Mais mon cher, même si…

-La force tranquille, Monsieur le procureur ? Le slogan de campagne de Mitterrand, qui se rendait souvent à Belle-Ile, lui aussi ?

-Je vous prie à nouveau de sortir, commissaire, souffla comme dans un tuyau gorgé d’eau le représentant du parquet, redressant le ventre au-dessus de la ceinture. Je ne fais pas de politique, je sers l’Etat. Par ailleurs votre intérêt pour les arts exotiques vous honore, mais moins que votre zèle au service de notre pays ne pourrait le faire. Un point c’est clair?.

La dernière phrase, déglutie en mode crescendo, avait fait vibrer le gros homme, son bureau, la bouteille, la capsule et tout le mobilier. Furieuse elle aussi, la seconde étude de Chopin faisait dans le même temps exploser ses salves révolutionnaires.

Abasourdi, Dufilet passa sous les statuettes sans plus les regarder, et sortit machinalement du palais de justice. La brume ne s’était pas levée.

Mitterrand, maintenant? La force tranquille, la pureté, l’assiduité? Les murs ondulaient autour de lui. Une angoisse latente l’envahissait. Et cette nausée, de nouveau.

Il fallait pourtant rejoindre ses collègues à Belle-Ile, mais avec la force tranquille d’un commissaire purement assidu à ne rien comprendre.

Dans l’hélicoptère, il se résigna à prendre rendez-vous avec le psychiatre de sa femme. Cela faisait longtemps qu’elle lui conseillait de consulter plus régulièrement, et elle devait avoir raison, comme toujours, sa petite espadonne aux yeux bleus.