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Adélaïde Balafenn (Un papillon dans un bocal – épisode 3)

Dufilet n’avait pas fermé l’œil de la nuit.

Comme si les événements incroyables de la veille n’avaient pas suffi à son malheur, le coup de fil de Belle-Ile avait achevé de l’électriser.

Il s’était tortillé dans son lit comme un ver de sable sur un hameçon, et avait fini, au petit jour par aller une fois de plus transformer le circuit de son train électrique, pour tenter de se changer les idées.

Vers minuit, sa femme Gwenaëlle, faute de pouvoir dormir ailleurs, avait fini par se résigner à prendre un somnifère. Car précisément, la chambre pour les invités était de longue date encombrée par l’impossible train électrique qui sillonnait la pièce dans les trois dimensions, y compris sur et sous le lit, faisant tournoyer avec un insupportable petit bruit le train miniature, du sol au plafond en passant par les murs, comme une mite qui cherche une issue et revient toujours au point de départ. Elle avait renoncé de longue date à entretenir la pièce, ayant essuyé une sévère réprimande pour avoir seulement provoqué une rupture de rail avec le tuyau d’aspirateur… Le train avait déraillé, un phare s’était brisé… Pire que le jour où elle avait oublié de mettre des pruneaux dans le far…

Chenille cerura vinula

Chenille cerura vinula

-Gwen, je ne comprends plus rien, lui confessa-t-il devant la tasse de café.

Sa femme le regarda, intriguée. C’était plutôt rare qu’il se confie à elle, depuis des années. Il ne le faisait plus que quand il allait vraiment très mal. Le reste du temps, elle le soupçonnait d’aller plutôt se «confier» auprès des jeunes stagiaires que le ministère lui adressait. Et d’ailleurs, ses trois dernières recrues, trois jeunes femmes, comme par hasard, semblaient bigrement provoquer chez lui un surcroît d’investissement professionnel apparent, qu’elle ne lui avait pas connu depuis qu’une certaine Anne-Sophie avait effectué sous sa tutelle son stage de perfectionnement professionnel.

-C’est vrai que depuis hier, tu ressembles plus à une anguille qu’à un brochet, mon chéri. Est-ce que la carpe muette a besoin ce matin de parler à sa petite tanche? (elle aimait parler par images)

Dufilet hésita. Si elle commençait comme cela, ça allait vite se terminer. Soit on cause, soit elle se tait.

-Je t’en prie, ma chérie. J’ai de sérieux problèmes.

-Excuse moi, mon amour. C’est si rare que mon petit goujon veuille parler à sa petite truite.

-Ca suffit, Gwen, explosa Dufilet. Je peux parler à ma femme de choses importantes, ou veut-elle que je t’emmène taquiner le gardon? c’est agaçant à la fin que tu me traites comme un gamin (il fit tomber sa tartine dans le bol, côté confiture, et elle coula à pic)

-Je t’écoute, mon chéri, répondit sa femme qui s’était brusquement redressée, comme mue par un ressort, et ne souriait plus.

Son mari, en renversant sa tasse sur la table avec la petite cuiller dont il espérait qu’elle puisse faire remonter les débris de la tartine, se confia enfin.

-Gwen, ma chérie, excuse-moi. Je suis englué dans une très sale affaire, et ne comprends rien à ce que je n’arrive pas à croire. Imagine que tu penses savoir tout ce que tu ignores, et que soudain, le ciel te tombe sur le coin de la tête, et tu approcheras mon désarroi.

Il se tut.

Mais sa femme avait compris.

-Je comprends, mon amour. J’appelle le Docteur , ou tu préfères rester seul?

Dufilet craqua.

Le front sur la nappe, il pleura. Enfin.

-Gwennaëlle, est-ce que tu te rends compte à quel point tu me méprises? J’allais te parler de ta tante, j’allais te parler d’un suicidé devant mes yeux, de mon incapacité à le rattraper avant qu’il ne saute par une fenêtre, j’allais te parler de mon enfance à Belle-Ile, de mes efforts pour entrer dans la police, moi, un fils de carreleur, j’allais te parler d’une secte sur le sol de mes ancêtres… Et toi, tu me prends pour un malade…

Soudain, il n’y eut plus de train électrique, plus de tâche sur la nappe, plus de réprimandes pour ses babillages. Il y eut Gwen, volant au secours de son petit cœur de Robin Dufilet.

-Robi, dis moi tout, murmura-t-elle à l’oreille de son mari, en l’entourant de ses bras.

Dufilet pleurait encore, mais il put s’épancher, mêlant mots et sanglots à l’attention de celle qui jadis, avait été son unique confidente.

-Je ne vais pas recommencer tout à zéro, ma Gwen. Plus j’y pense, plus c’est lourd. Mais hier soir, j’ai eu l’appel du capitaine de gendarmerie du Palais.

-Tiens, le Palais? Ca faisait longtemps! Et quoi de neuf, là-bas?

-Ils voulaient savoir si je connais Adélaïde Balafenn.

-Tante Adéla? Bien sûr que tu la connais. Enfin de nom, au moins. Qu’a-t-elle fait, cette pauvre femme? Maman m’a toujours interdit de la fréquenter, mais je ne crois pas tout ce qu’on racontait sur elle. Elle est folle, c’est certain, mais de là à en faire une sorcière… Les bretons des îles sont encore plus retardés que les bretons de l’intérieur.

-Je sais bien que tes parents ne la fréquentaient pas. Personnellement, comme tu sais, je ne l’ai même jamais vue, sauf de dos, à notre mariage, quand tout le monde l’a chassée, sans aucune raison. Avec sa belle robe scintillante et sa coiffe qui lui donnait des airs d’oiseau dont les ailes s’abattent, elle était plutôt pittoresque. Mais quelle tristesse d’être bossue à ce point.

-Tante Adélaïde est assurément une célébrité. Sa petite maison près de la pointe des Poulains est évitée par tout le monde. Il paraît que sa réserve de papillons est lugubre, et que son chenil empeste. Elle dit qu’elle a deux chenils comme d’autres ont deux amours. Sa chenillère et son chenil à épagneuls nains, des «Papillons», justement. Personne ne sait ce que deviennent tous ces bestiaux-là, puisqu’elle n’en fait apparemment pas commerce, vivant d’on ne sais quoi.

-Oui, mon petit esturgeon (elle rosit). Je sais tout cela aussi. Mais depuis hier, ta tante Adélaïde Balafenn est en garde à vue. On la soupçonne de tentative de meurtre.

-«Pas possible», souffla Madame Dufilet. «Folle, je veux bien, mais criminelle, j’ai du mal à le croire!»

-Pourtant des randonneurs ont trouvé un homme, complètement dénudé, dans sa chenillère. Il gisait, submergé par des papillons et des chenilles. Hypothermie. On l’a transporté en hélico à l’hôpital de Lorient. D’après le Palais, il est entre la vie et la mort. Il répète sans arrêt qu’il n’a rien fait de mal.

-C’est terrible, mon petit requinot adoré. Mais pourquoi penser que Tante Adéla soit mêlée à ce drame?

-Pour deux raisons : elle affirme que je le sais, d’une part, et on a trouvé chez elle une véritable petite fortune en or massif, incompatible avec son train de vie. Sa maison regorge de papillotes et de capsules en or. Il y en a pour une fortune. Pour dix, pour mille fortunes. De quoi payer des études supérieures de droit de la famille à des milliers d’enfants. En plus, elle a voulu se pendre hier après-midi avec sa robe de soie, tu sais, cette robe qu’elle porte depuis plus de quarante ans, toujours propre, toujours colorée comme au premier jour.

Gwenaëlle Robin se raidit à nouveau. D’instinct, elle dénoua ses bras des épaules de son mari.

-Tu le sais? Mais que sais-tu, au juste, Robin? Et qu’est-ce que c’est que cette histoire de capsules et papillotes. Ca ne va pas recommencer? Dis-moi, mon chéri, sais tu seulement quelle fut ma vie, et ce que j’endure à présent moi-même? Ton travail, toujours ton travail! Et moi, est-ce que j’existe?

Dufilet fut interloqué par la réplique presque décalée de sa femme.

-Qu’est-ce que j’en sais, mon petit poisson d’eaux froides? Ni toi ni moi n’avons oublié ton passé, bien sûr. Les Sujets de l’Ancien Peuple. Les adorateurs du Prince des Papillons. Tu ne me diras pas que tu as oublié tous ces papillons de nuit qu’ils épinglaient sur la porte votre maison… Mais maintenant, nous sommes heureux, nous vivons librement, toi et moi…»

Après un silence, Robin Dufilet, qui voyait sa femme de dos, s’agitant devant l’évier, ajouta:

«Tes parents ont tout fait pour que tu ne parles pas le breton. Je ne t’ai jamais dit, ma Gwen. Ton nom, celui de ta mère, celui de ta tante, et de feu ton oncle, mort de tuberculose, disait-on, est-ce que tu sais ce qu’il signifie?

-Laisse moi, maintenant Robin. Je suis déjà en retard et voilà que ma migraine me reprend, comme à chaque fois que tu m’empêches de dormir. On parlera de tes problèmes ce soir, je dois filer».

L’inspecteur laissa s’échapper sa femme.

Il ne savait pas qu’il ne la reverrait jamais.