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Le sergent Molfort glisse de la plinthe au parquet (Un papillon dans un bocal épisode 8)

Malgré l’heure, Robin Dufilet accepta l’appel.de son subordonné.

-Bonsoir Commissaire. Je sais qu’il est tard, mais je voulais vous faire part d’un événement tragique. Nous pouvons parler cinq minutes ?

avocat parquet justice-Je vous écoute Molfort. Mais tout d’abord, je tiens à vous signaler que je n’ai pas apprécié votre départ de l’île. J’ai été totalement tenu à l’écart de la décision de vous détacher de l’enquête du suicidé de Rennes. Notez d’ailleurs au passage qu’il est toujours vivant, aussi stupéfiant que cela paraisse.

Cette enquête me fait à présent craindre des ramifications inquiétantes, et même des actions très louches de la part de gens apparemment au-dessus de tout soupçon. Aussi, l’enquête sur les avocats et juges étranglés par un malade ne me paraît toujours pas avoir mérité qu’on vous retire de mon autorité.

-Commissaire, je ne suis pour rien dans la décision de me détacher brusquement de l’affaire farfalet. J’ai reçu l’ordre d’en haut, avec consigne de ne pas vous contacter avant mon retour sur le continent. »

Dufilet n’en croyait pas ses oreilles. Il n’entendit plus le chant des grillons, couvert le bruit du sang qui frappait ses tempes. S’arrêtant net de marcher, il s’indigna :

-« Qu’est-ce que vous dites, Molfort ? Je rêve ou quoi ? Quelles sont ces manières ? Qui a pu mépriser à ce point mes prérogatives ?

-Désolé, Commissaire, je n’y suis vraiment pour rien, je vous dis, et j’espère que nous allons conserver de bons rapports, comme avant cette décision. C’est le Procureur Schmetterling en personne qui m’a ordonné de revenir sur le continent, afin d’apporter un renfort à l’équipe qui s’occupe de l’étrangleur. Les enquêteurs se faisaient rares, la plupart étant mutés, les uns après les autres.

-Mutés ? Mais pour quelle raison ?

-Je ne sais pas, Commissaire. L’air ambiant, le vent qui tourne, la nouvelle mode…Vous savez bien : il faut changer, ça rajeunit, ça augmente l’expérience, c’est bon pour le cerveau…Enfin toutes ces conneries qu’on entend au ministère de la justice et du travail…

-Changer de région en pleine enquête, c’est donc bénéfique pour l’enquête, sergent ? »

Le commissaire n’en revenait pas. On marchait sur la tête, d’autant plus que c’est le même Schmetterling, celui qui avait exigé de lui des résultats, qui le privait d’un professionnel expérimenté et sérieux comme Molfort.

« -Entièrement d’accord, Commissaire, mais pour ce coup-là , ni vous ni moi n’y pouvons plus rien. Je me suis permis de vous appeler pour des faits qui vont très probablement vous intéresser, et que j’ai constatés dans le cadre de ma nouvelle enquête, à Rennes. »

Dufilet regarda le ciel. Quelle était cette constellation ronde comme une pizza ? Il reprit plus lentement sa marche, longeant la chaussée., quêtant machinalement les vers luisants dans l’herbe.

« -Je vous écoute, Gégé »

Gérard Molfort fut très encouragé par ce renouveau de sympathie à son égard. Il admirait le Commissaire depuis l’affaire du train. Quatre femmes tuées, précipitées sur la voie, sur la ligne Paris-Brest. Dufilet avait été génial, plaçant des caméras dans toutes les gares. Un suspect avait été rapidement arrêté, car il circulait trop fréquemment dans les deux sens sans raison professionnelle ou privée. Dès que le type avait reconnu être l’auteur des meurtres, son commissaire préféré déclara : « je n’ai pas de mérite, les gars. J’aime les trains, et pas les salauds ». Depuis cette phrase qui résumait l’homme, Molfort s’était promis de devenir un jour un nouveau commissaire Dufilet. De plus, le commissaire était marié depuis longtemps à une femme vraiment charmante. Ils habitaient un grand appartement en centre ville, et semblaient avoir une complicité désarmante, avec leurs petits noms doux, du style « ma caille sans écaille », ou tant d’autres. Lui en était déjà à son deuxième divorce, avec quatre pensions alimentaires, qui le conduisait à vivre dans un petit meublé, au-dessus d’une supérette, sans chambre pour recevoir ses propres enfants…

« -Et bien voilà, Commissaire. Il y a eu un nouveau meurtre, dans la nuit d’hier. Un huissier, cette fois. Il habitait sur les quais, dans un hôtel particulier. C’est moi qui ai été chargé des constats préliminaires, après que la femme de ménage ait trouvé le corps et nous ai appelés.

Pourquoi moi ? Parce que les deux collègues qui avaient fait les constats lors des strangulations précédentes avaient été priés d’aller « enrichir leur expérience professionnelle » et « renouveler leurs compétences » à Metz, et en Guyane.

-Un nouveau meurtre, dites-vous, Gérard? Vous avez raison, c’est quand même terrible, cette histoire !

-Et peut-être plus encore que vous ne pensez, Commissaire, sauf votre respect.

-Je vous écoute, lâchez le morceau, Gégé.

-En arrivant sur le lieu du crime, j’ai tout de suite compris qu’il s’agissait du même tueur, dans la même affaire. Une cordelette de bateau, un nœud marin, un homme de loi assassiné chez lui : toujours la même muisque. Question empruntes et indices, que dalle. Fouille des papiers, comme toujours. Et là, qu’est ce que je trouve, dans le cabinet de l’huissier ? Dans une chemise, sur le bureau, une lettre qui remonte à quinze jours. Il s’agit d’un papier à en-tête, avec les mêmes animaux que les peluches, chacun sur un trône, en haut de la feuille, tenant tous deux une sorte de sceptre, et une formule en bas : « Sérénité, Assiduité, Pureté ».

Molfort s’arrêta un instant, dans l’espoir de recueillir la réaction du Commissaire, qui ne pouvait manquer d’être explosive.

Mais rien ne vint. Le Commissaire, à nouveau, s’était arrêté de marcher, et il regardait, hagard, la constellation ronde qui l’intriguait deux minutes auparavant. Son esprit était aussi vide que l’intérieur du cercle formé par cette réunion d’étoiles.

« Vous m’entendez toujours, Commissaire ?

-Oui Gégé, je t’écoute, et je réfléchis en même temps ».

En réalité Dufilet ne réfléchissait pas du tout. Les vers luisants, les étoiles, le phare là-bas, eux, réfléchissaient la lumière. Lui, il s’était éteint brusquement.

« -Le message de ce courrier était court: « vous n’avez pas satisfait le Conseil. Vous voulez ce qui va vous arriver ».

-Bon sang. Gégé, je crois bien que vous aviez raison : « ça sent la secte ».

Molfort eut une impression de caresse sur les cheveux. Il était le premier de la classe. On le récompensait, on reconnaissait ses mérites. Le maire de la commune le félicitait, lui remettait « Vingt mille lieues sous les mers » et lui souhaitait de bonnes vacances, en l’embrassant sur les deux joues.

Mieux encore. La phrase « ça sent la secte » devenait aussi magique que « j’aime les trains et pas les salauds ».

« -Merci beaucoup Commissaire. J’ai encore quelque chose à vous dire », répondit-il, la voix tremblante d’émotion.

« Le logo de ce courrier m’a bien entendu rappelé les deux peluches, chez Farfarlet. Je n’ai pu joindre mes deux collègues, ceux qui ont fait les constats précédents. Injoignables paraît-il, parce qu’ils sont débordés par les contraintes d’organisation dans leurs nouveaux postes. Donc je ne sais pas s’ils avaient découvert ce type d’avertissement chez les avocats et les juges strangulés. Ce que je pouvais faire, par contre, c’est me rendre chez des avocats du coin. Ca ne manque pas, dans les beaux quartiers de Rennes. Les voisins directs, et un bâtiment sur quatre jusqu’au tribunal, sont décorés d’une belle plaque dorée.

-Je sais, Gégé. C’est leur coin. On n’en trouve moins vers la ZUP.

-J‘ai fait quatre cabinets, dont celui de la présidente actuelle du barreau de Rennes. Après je me suis arrêté, car le cabinet de Schmetterling m’a fait appeler en urgence.

-Encore ? Mais ce n’est plus un Parquet, c’est une piste de danse !

-Et glissante, vous allez voir, Patron. »

Le sergent Molfort était content d’avoir appelé ainsi son correspondant. Cela témoignait, sans lui dire ouvertement, de son attachement professionnel, de sa déférence, au-delà de la situation actuelle. Et de son côté, Dufilet fut sensible à ce petit signe. Car il n’était plus son patron. Mais Gégé lui demandait de le rester quand même…Etre respecté dans un tel moment de tourmente lui remontait le moral.

« -Je vous écoute, Sergent. Vous savez bien que je ne suis votre patron, mais peu importe.

-Et bien voilà, Commissaire : j’ai demandé à être reçu dans le cadre de l’enquête par ces quatre cabinets. J’ai rencontré trois avocats, dont la présidente du barreau, en troisième, et une remplaçante stagiaire, une étudiante en droit, en quatrième, car l’ avocate était en voyage privé sur les îles. Tous étaient très pressés. Et toujours la même chose : avec les divorces, les gardes d’enfants, les harcèlements, il fallait que je sois bref.

Je leur demandé à tous s’ils avaient reçu des menaces, ne serait-ce que voilées, par écrit ou par téléphone. Je leur ai demandé s’ils avaient déjà entendu parler d’une secte adorant des animaux sacrés et faisant l’éloge de la constance, de la sagesse et de la pureté, ou de choses comme cela.

Personne n’avait entendu parler de tout cela. Ils et elles ouvraient de grands yeux, et répondaient par la négative avec un aplomb incroyable, teinté de surprise qui semblait, je vous dis bien « semblait », non feinte.

Et dans les quatre cas ( tenez-vous bien Patron) , dans les quatre cas, j’ai remarqué en sortant deux petites statuettes en jade ou imitation de jade, au-dessus de la porte. Une souris et un chimpanzé ».

Le Commissaire Dufilet s’était assis sur une borne kilométrique. Inutile de lui conseiller de « bien se tenir ». Il serrait son téléphone à l’écraser, et se sentait aspiré par la constellation « Marguarita »..

-Gégé, il s’agit d’un raton-laveur sacré, et d’un gorille à poils ras. Ils symbolisent paraît-il les vertus qui figurent en bas des papelards de la secte…C’est terrible, mon Gégé»…

Un lourd silence s’installa.

Puis Dufilet poursuivit :

« Dans mon enquête, j’ai vu les mêmes statuettes chez Schmetterling, et à la gendarmerie du Palais. Je suis maintenant convaincu que je les aurais remarquées également si je m’étais rendu chez l’expert psychiatre que je pensais rencontrer. ..Mais qu’est-ce que tout cela signifie, Sergent ?

-Commissaire, cela signifie que sur ordre d’un parquet glissant et au vu des plaintes exprimées contre moi, je suis muté à Charleville-Mézières , afin d’enrichir mon parcours professionnel. Comment vais-je faire, pour rencontrer encore mes quatre enfants ?

-Je compatis, Gégé. Je vous appelle dès que j’ai du nouveau, et compte sur vous pour faire de même, de votre côté. Pour votre mutation, j’en parle au procureur dès que je le peux. Dormez bien. Vous en aurez besoin. A bientôt, Gégé.

-a très bientôt, patron.

Robin Dufilet resta longtemps sans bouger. Il comptait les vers luisants. Un, deux trois, trois, deux un. Car il y en avait trois autour de lui, et il ne parvenait pas à en être certain, tant il était inquiet.

Puis, la tête vide, il termina la marche qui le ramenait à l’hôtel de luxe que le service déplacements du commissariat avait réservé pour lui.

Un petit mot à l’emblème de l’hôtel était posé sur le comptoir d’accueil, avec une clé.

« Excusez-moi, Commissaire, il est 23 heures trente : mon service est terminé. Je vous laisse votre clé. Vous êtes le seul client, ce soir. Bonne nuit. Petit déjeuner à partir de six heures trente demain matin, servi jusqu’à dix heures. ».

Une douce musique, du Vivaldi, baignait les locaux.

Dufilet rentra dans sa chambre, qui sentait l’encens. La radio était allumée, et diffusait à ce moment là un concerto de Bach.

Sur la table, une autre lettre, avec deux petits objets posés à côté : une capsule et un bonbon en papillote, en métal doré, très lourds.

Sur le petit mot, dont l’en-tête représentait un raton-laveur et un gorille, il put lire : « il y en aura d’autres, si vous êtes intelligent. Mais dans le cas contraire, tout peut vous arriver. Le mot « tout » était souligné. Deux fois.