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Le Docteur Delamitte (Un papillon dans un bocal épisode 7)

Le taxi laissa Dufilet juste devant un portail blanc, lui indiquant que la maison du docteur était un peu en retrait, au fond d’un petit parc touffu.

Sur le portail, le nom du domaine : « les effraies ».

En se retournant, il fut saisi par le paysage : la mer étincelante et calme, entre argent et bronze. Une surface maritime luxueuse, qui évoquait l’éternité. L’air rougi par le soleil, qui exhibait sa tiédeur. Quelques goélands planant au ralenti, prouvant, mais sans effort inutile, qu’il ne s’agissait pas d’une peinture mais bien d’un coin du monde des vivants. Le môle du petit port, avec quelques vagues pêcheurs multicolores reposant sur le muret. Et une troupe d’enfants, plongeant et replongeant à mer pleine, comme des fous de Bassan, avant de flotter jusqu’aux escaliers de leur grand terrain de jeu, unique au monde, sans qu’ils le sachent encore.

chouettes-effraies-nidSans savoir pourquoi, la confrontation entre l’image de ces chouettes persécutées depuis la nuit des temps, dont le cri rauque traduit les tortures, et l’image de ces gosses jouant au bouchon vivant dans une mer accueillante, lui fit échapper quelques larmes.

« Tu vieillis mal, imbécile de toi », mâchonna le Commissaire.

Ses premiers pas dans l’allée du docteur Delamitte furent hésitants. Il entendait des claquements secs un peu plus loin. A la croisée du chemin en Y, il aperçut la maison sur sa gauche, une maison couleur soleil couchant, et un homme à sa droite, fendant des bûches sur un billot.

Retrouvant une contenance qu’il souhaitait froide, Dufilet s’approcha de l’homme.

-Excusez-moi, Monsieur. Je cherche le docteur Delamitte. Je sais qu’il ne consulte pas aujourd’hui, mais je suis le commissaire Dufilet, de Rennes. Il faut que je le voie.

L’homme termina de fendre la bûche en cours, posa sa hache contre le billot, et fit lentement face à son interlocuteur.

-Je suis le docteur Delamitte. Ma secrétaire m’a prévenu que vous souhaitiez me rencontrer.

Venez.

En le suivant jusqu’à une petite terrasse d’où l’on pouvait contempler le port, Dufilet chercha dans les traits de Delamitte, dans ses vêtements, ou dans sa façon de parler, ce qui lui indiquait qu’il était bien médecin.

Il ne trouva rien qui se rapproche des images ou des habitudes. Ce qui le frappa, c’est qu’il n’éprouvait aucun malaise, aucune distance avec cet homme.

Il était juste chez quelqu’un, en l’occurrence derrière quelqu’un, mais aurait aussi bien pu être devant, s’il avait connu les lieux.

L’ayant dirigé dans un des chemins, le docteur l’invita à s’asseoir sur la terrasse jouxtant la maison, dos au soleil. Puis il s’installa devant lui, face au soleil, mais exactement dans l’ombre du commissaire.

« Pour ne pas être aveuglé, et pour que je ne sois pas ébloui. C’est aimable de sa part, et c’est pratique pour lui », pensa le commissaire.

Une carafe d’eau et quelques verres s’offraient sur la petite table de jardin. Sans même demander à le faire, Dufilet remplit l’un d’eux, et but lentement.

Selon les caprices du vent léger et tiède, l’air embaumait la vanille, les fleurs de laurier-palme ou le lilas.

Dufilet regarda passer un papillon, et réalisa au vertige ressenti qu’il était exténué.

Pourquoi ne pas demander à son hôte s’il pouvait dormir d’abord, dormir avant tout, et qu’on pourrait bien causer ensuite, mais pas forcément de ce qui l’amenait chez lui?

Il comprenait le varech. Il venait d’échouer. Qu’on le laisse.

Cela dura trente secondes, ou dix minutes.

-Je vous écoute, Commissaire.

Delamitte le regardait bien en face. Un interrogatoire à la renverse totale.

Car l’interrogateur était face à la lumière, et n’éblouissait pas l’interrogé, comme cela se pratique dans les films avec Lino Ventura et comme dans les commissariats minables. C’est le docteur qui attendait, et c’est le commissaire qui devait accoucher.

Et surtout, l’interrogé avait envie de parler, envie de confier son désarroi, devant une personne qu’il ressentait instinctivement comme un tiers de confiance.

Le problème, comme depuis le début de cette bouleversante aventure, c’est que c’était à lui d’interroger.

-Docteur, je tiens d’abord à vous remercier de me recevoir.

Delamitte ne broncha pas. Il écoutait, sans bouger d’un sourcil.

-Ensuite, je vous remercie pour ce verre d’eau. Il fait chaud, aujourd’hui, et j’avais soif.

Devant l’absence de réaction du médecin, qui restait exactement dans la même position, sans qu’on puisse parler de posture, Dufilet poursuivit.

-il se passe d’étranges choses chez certains de vos patients, Docteur…

Le commissaire escomptait que le docteur Delamitte lui demande de plus amples détails, afin d’inverser un peu le sens du dialogue. Mais le médecin se servit un grand verre d’eau, sans réaction apparente.

-Vous connaissez Adélaïde Balafenn, Docteur Delamitte ?

Le médecin posa son verre vide sur la table de bois.

-Commissaire, je suis ici depuis vingt et un ans, et je suis le seul médecin de l’île, du moins hors-saison.

-Donc vous la connaissez forcément ? » (son hôte le regarda placidement). « Savez-vous qu’elle est au minimum suspectée de dénonciation calomnieuse envers officier de police, et au maximum de tentative de meurtre?

-Non, Commissaire, je ne le sais pas », répondit calmement Delamitte.

-cher Docteur, vous vouliez dire « je ne le savais pas », je suppose.

-Non Commissaire. Car je ne le sais toujours pas, et que je vois bien que ce n’est pour me parler de cette pauvre femme que vous avez échoué chez moi.

-« Echoué », avez-vous dit, Monsieur Delamitte ? Vous plaisantez ?

-« Echoué », ai-je dit, Commissaire. Vous avez vu ces enfants qui plongent dans le port ? La mer les connaît bien, et les ramène à l’escalier pour qu’ils s’amusent à replonger. Depuis que je suis médecin ici, j’ai vu plonger chez moi des milliers d’enfants. Il fallait les prendre doucement par les cheveux, les ramener à la surface, et leur dire de mieux respirer, de respirer autrement, de regarder autrement, de comprendre mieux.

Vous êtes arrivé chez moi comme un de ces enfants meurtris et perdus.

Vous êtes un flic, je le sais bien, et respecte vos choix. Vous, c’est la répression et la punition ; moi, c’est la prévention et les soins.

Mais vous n’êtes pas venu pour parler de la vieille Adé. Et même si je me trompe, vous n’apprendrez rien de moi sur elle. Car si je me moque de ce qu’on appelle « la déontologie », j’entends respecter ma morale et mes patients.

Si vous n’avez pas de mandat, vous pouvez donc bien me parler d’autre chose.

L’homme avait parlé tranquillement, sans hésitation, en souriant. Il l’avait regardé dans les yeux du premier au dernier mot. Dufilet, sans trop savoir pourquoi, était parfaitement d’accord avec cette opinion. Il lui sembla que Delamitte aurait commis une erreur en disant un seul mot de plus, ou de moins, ou un autre que ceux qu’il prononça, et qu’alors il aurait pu remettre en cause son discours, le contredire, persévérer dans l’interrogatoire improvisé.

-C’est bien, Docteur. Je me permets de reprendre un verre.

-Faites, je vous prie. Un glaçon ?

-Volontiers, merci.

Le docteur Delamitte rentra dans la maison pour servir son hôte, qu’il laissa donc seul un instant.

Dufilet en profita pour contempler le spectacle. Tout autour de la terrasse, une glycine en fleur courait sur les murs, après avoir entrelacé un marronnier, lui aussi en pleine floraison. Une écharpe végétale comme il aurait tant voulu en offrir une à sa frétillante limande, depuis toutes ces années qu’elle lui vantait le climat dans le golfe du Morbihan.

Au Sud, la mer. Du bronze en fusion, qui va se perdre, s’éteindre dans le rose du ciel.

A l’Ouest, un disque rouge, bien dessiné, auréolé du sillage des mouettes.

Plus près, des points noirs qui tombent à l’eau, grimpent le long de l’escalier accolé au mur, et replongent. Des enfants innocents et insouciants, comme des fourmis de mer, et qui attendent les cris de leur mère pour rejoindre la maison alors que le repas est déjà refroidi…

Il allait s’assoupir, quand le médecin réapparut avec un plateau. Des glaçons, du pain, des tomates, du rosé, des crevettes, des pommes, et des couteaux.

Sans même essayer de se retenir, Dufilet se prit à pleurer silencieusement. Il n’en avait pas honte. Simplement, il ne voulait pas faire de bruit. On peut pleurer dignement.

Le docteur avait bien sûr vu ces larmes, coulant des yeux d’un homme se rendant chez lui. Mais il n’en parla pas, et commençant à prendre sa part du plateau, il proposa au commissaire de se servir s’il avait faim.

-Vous savez, Commissaire, je pense souvent à une phrase prononcée en grec, voici environ deux mille ans: « ce qui est devait être ». Non seulement j’y pense, mais de surcroît, je lui dois beaucoup. Nos illusions ne devaient pas être. La vie les efface, peu à peu. Et plus elles étaient ancrées en nous, plus on souffre. Ce qui doit être, c’est ce qui nous arrive, et mieux encore, c’est ce que nous faisons, qu’on se trompe ou non. « Muss es sein ? Es muss sein !», écrivit Beethoven sur l’une de ses partitions.

Ainsi, ce soir, vous êtes chez moi, dans une petite île, éloignée des turpitudes humaines, forcément éloignée, mais qui ne peut leur avoir échappé totalement, malgré la beauté des soleils couchants, l’ivresse des senteurs végétales, la pureté des rivages. Malgré Bangor, Le Palais ou Locmaria, où rien ne devrait être comme à Lille, Chicago ou Paris.

Auriez-vous imaginé vous retrouver sur cette terrasse du bout du monde, il y a seulement une semaine ? Pensiez-vous boire de l’eau et du rosé, manger des crevettes, observer des enfants de mer, suivre le voyage nonchalant d’un goéland, pleurer sans bruit devant personne ou devant moi, et ne plus rien comprendre ?

Le luxe, Commissaire, n’est pas fait d’or et d’actions. Le luxe, c’est ce merle que vous entendez qui l’apporte à ceux qui l’acceptent. Un duo pour glaçon dans un verre et grive sur une pelouse vaut toutes les messes et tous les beaux discours.

-Entièrement d’accord, Docteur.

Le commissaire fut très surpris par sa réponse. Mais il n’aurait pu dire autre chose, et n’avait envie de rien ajouter.

-Venons-en aux raisons de votre visite de courtoisie, Commissaire.

Dufilet s’arracha à sa douceur de vivre, comme dans une parenthèse de son enquête.

-Il y en a trois, Docteur Delamitte. Je ne vais pas vous retenir toute la soirée, aussi serai-je bref, bien que je vous remercie du climat apaisant et presque étrange que votre maison dégage.

Je vous pose trois questions, et vous me répondez, si vous le pouvez et le voulez, car vous avez eu raison de faire remarquer qu’aucun rakison officielle ne m’amène aujourd’hui chez vous.

-Parfait, Commissaire. Je vous écoute.

Delamitte avala une crevette et but une gorgée de rosé de Provence dans son verre rempli de glaçons.

-Premièrement, j’ai mal là quand je fais ça, je suis oppressé comme jamais depuis trois jours, au point d’étouffer, comme cet après-midi au Palais, à Rennes, ma femme a disparu, je pleure sans raisons, j’ai des frissons, et j’ai l’impression de devenir soit fou, soit paranoïaque.

-La paranoïa est une forme de démence, Commissaire. Si vous étiez l’un, vous seriez donc l’autre. Mais jamais un vrai psychotique paranoïaque ne craindra sombrer dans cette démence. Il sera au contraire le dernier à la reconnaître.

J’ai vu que vous pleuriez sans pouvoir vous retenir. Les larmes rassurent le médecin que je suis, quand elles correspondent à une souffrance ressentie. Je les préfère nettement aux rires irraisonnés.

Vos frissons correspondent vraisemblablement, si vous n’avez pas mal à la gorge ou aux sinus, à des décharges d’adrénaline, que nos contemporains appellent « le stress », comme on appelle oiseau un ornithorynque, simplement parce qu’il a un bec.

Pour votre femme, depuis combien de temps est-elle disparue, et n’êtes vous pas le mieux placé pour enquêter sur la chose ?

Vous me dites avoir mal dans la poitrine quand vous vous courbez, et montrez un point thoracique gauche avec votre index . Vous devriez profiter de votre séjour pour faire comme ces enfants : allez nager, cela vous décoincera les disques vertébraux.

Enfin, vous êtes oppressé. Mais avec tout ce que vous me racontez, comment ne pas l’être ? »

Le commissaire n’avait jamais voulu parler de tout cela. Il n’en revenait pas de s’être confié avec autant d’innocence, et d’avoir comme décrit quelques-uns de ses symptômes.

-« Merci Docteur, mais je ne sais pas ce qui m’a pris pour exposer ces détails . Voici ce que je voulais vous demander. Il n’y adonc que deux points, et je recommence :

Premièrement, savez-vous si à votre connaissance, Madame Adélaïde Balafenn, en dehors de toute confidence médicale que je ne vous demande absolument pas, connaîtrait autant d’avocats et de juges qu’elle l’affirme ? »

La question lui était venue comme cela. Car en réalité, il n’y avait aucun point particulier qu’il voulait dorénavant éclaircir avec le docteur au sujet de cette affaire décidément trop sombre. Cet homme ne pouvait rien éclaircir dans les ombres des tunnels humains. Il vivait autrement, ailleurs.

-Commissaire, ici, de nombreux habitants sont démarchés par de nombreux notables du continent pour chercher des résidences secondaires à louer ou à acheter. Adélaïde n’avait pas beaucoup de revenus. Elle a été, comme tant d’autres, séduites par ce qui brille. Il faut savoir que les avocats, les huissiers, et autres robes noires du continent sont attirés par belle-Ile. Il ne m’étonnerait donc pas du tout qu’Adélaïde Balafenn ait été payée à vil prix par des barreaux entiers pour leur transmettre des occasions immobilières.

La simplicité de cette réponse décontenança Dufilet. Comment n’y avait-il pas pensé?

-OK, Docteur…Je note, et j’y avais bien sûr déjà songé. Seconde question, à votre connaissance, votre confrère le docteur Borboleta aurait-il des patients sur l’île ? »

Mais pourquoi avait-il posé cette question, exclusivement personnelle, comme la première ? Le commissaire serra les dents et les poings, tant il s’en voulait d’avoir encore abordé un point personnel qui ne faisait nullement avancer son enquête. Mais la réponse lui retira tout scrupule.

« -Commissaire, votre question n’a pas de sens. Borboleta est peut-être encore inscrit à l’ordre des médecins, mais il n’a plus aucun patient, si jamais il en eut, d’ailleurs. Il gagne sa vie en faisant des expertises, en recevant des justiciables et non des malades ! Si vous avez u vrai problème de santé, ne comptez surtout pas sur lui !

-Puis-je me servir ? demanda Dufilet, en montrant la bouteille ?

-Certainement, Commissaire. Donnez votre verre, je vais le faire moi-même.

Après avoir bu une gorgée, Dufilet reprit ses questions.

-Seconde question…

-Non Commissaire, troisième question.

-Cher Docteur, je me suis trompé. La seconde question ne comptait pas, c’était juste pour savoir si vous connaissiez l’itinéraire de cet expert…

Seconde question : avez-vous récemment consulté un immigrant clandestin, et pour être précis, un homme trouvé par des marcheurs dans la chenillère de Madame Balafenn ?

-Evidemment, Commissaire, puisque j’ai été appelé pour les premiers soins, et que c’est moi qui ai initié l’évacuation sanitaire de ce patient.

-Ah ! Du concret, enfin du concret. Et qu’avez-vous remarqué, en particulier, si je puis me permettre ?

-Vous pouvez vous permettre d’entendre que j’ai remarqué que l’examen clinique réalisé conduisait à demander l’évacuation sanitaire en urgence vers l’hôpital de Lorient.

-Pouvez-vous être plus précis, Docteur ?

-Non, commissaire. Je ne m’appelle pas Borboleta », répondit Delamitte sans se départir de son calme.

Le Commissaire renonça à épiloguer

« Troisième question …

-Quatrième, Monsieur Dufilet, alors que vous en aviez primitivement trois, puis deux.

-Si vous voulez, Docteur. La question est pourtant la même : comment un médecin explique-t’il que des complots, des trafics, des meurtres, peut-être, puissent se passer sur une île aussi charmante que la vôtre ? »

Là encore, ces propos lui avaient échappé. Par quel stratagème teinté de puérilité son esprit fatigué lui avait-il laisser échapper une question aussi saugrenue de la part d’un professionnel du crime ? Cette question était digne d’un gosse mal dégrossi parlant à un curé de campagne confondu avec un demi-dieu!

-« Voilà enfin une vraie question, commissaire, et je vois que vous avez du métier.

Il y aurait tant à dire, pour vous répondre. Moi-même, en arrivant ici, j’espérais qu’il n’y avait que des douleurs, et pas de souffrances. Que les gens ne demanderaient mon aide que pour calmer ces douleurs, ou celles de leurs voisins. Que j’avais quitté le continent des turpitudes et des mille petites lâchetés, pour vivre dans une île où les éléments en avaient débarrassé ou épargné les habitants.

Ce ne fut seulement pas pire que d’où je venais.

-Et d’où veniez vous ?

-Je ne sais plus. Je ne veux plus savoir, plus exactement. Mais j’en reviens à votre vraie question. Je n’ai pas de réponse, voilà pourquoi je dis que c’est une vraie question. Vous souvenez-vous de ce poème de Prévert, « la chasse à l’enfant » ?

Dufilet n’avait aucune idée de ce poème. Cela lui rappela cependant « la pêche à la baleine ».

-« Bien sûr, mais pourquoi cette question ?

-Souvenez-vous : « au-dessus de l’île on voit des oiseaux tout autour de l’île il y a de l’eau ». Comment imaginer que dans un cadre magnifique, des enfants soient maltraités, exploités, emprisonné et même torturés ?

-je vous entend bien, Docteur, mais précisez, je vous prie ».

Le médecin comprit alors que son interlocuteur ne le suivait absolument pas.

-« Souvenez-vous, Docteur : « bandit, voleur, voyou, chenapan ». Le bagne pour enfants au début de vingtième siècle, près des fortifications de Vauban, au Palais. Puis la révolte de certains de ces enfants, dont plusieurs dizaines s’échappèrent. Savez-vous ce qu’ils sont devenus, savez-vous s’ils purent se socialiser, et combien construire ensuite une famille ?

-c’est au Palais que cela s’est passé ?

-oui, c’est dans ce paradis que des enfants furent emprisonnés et exploités. On raconte qu’ensuite, leur prison fut encore peuplés de martyres poursuivant les travaux forcés afin d’enrichir des notables locaux et surtout continentaux. Et cette cruelle exploitation prospéra, dans cette belle île entourée d’eau et survolée d’oiseaux ».

Le médecin se tut. Il ne souriait plus. Son regard se perdit vers l’océan.

« L’harmonie des lieux, l’apparente beauté des hommes, ne sont que les reflets d’un idéal qui échappe aux sens , Commissaire.

Tous deux restaient à présent silencieux. Constatant que les merles s’étaient enfuis dans les buissons, une hulotte se mit à chanter.

Sans doute le Commissaire perçut-il à ce chant qu’il devait à présent quitter les lieux.

« Je vous raccompagne, Monsieur le Commissaire.

-Inutile, Monsieur Delamitte, je connais le chemin et n’ai pas peur du noir ! »

En sortant du petit parc, Dufilet perçut un cri déchirant et prolongé, qui traversait le ciel. Il aperçut une forme blanche, qui lui parut presque magique. Une effraie quittait les lieux juste après lui.

De Locmaria jusqu’à son hôtel, il y avait à peine deux kilomètres. Il allait marcher un peu, de nuit, sur Belle-île.

Le luxe, du moins selon le docteur Delamitte, se prit-il à sourire.

Que pouvait bien faire sa femme à ce moment précis ? Où pouvait-elle être ?

Les grillons accompagnaient sa marche. En haut, des étoiles, en bas, des vers luisants.

Oui, le luxe. Dommage qu’il soit si préoccupé. Mais il constata l’être un peu moins qu’il y avait encore deux heures. Peut-être le rosé du Docteur Demamitte, peut-être ce séjour hors du temps, un peu comme s’il avait un moment trouvé un perchoir au jeu de « Chat perché ».

C’est alors que son téléphone portable vibra dans la poche de sa chemise. Il reconnut le numéro : Molfort. Qu’est-ce qu’il lui voulait, celui là, aux alentours de minuit ?