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Les hirondelles ne font pas le printemps (Un papillon dans un bocal 6)

En entrant dans la gendarmerie, Dufilet passa devant le panneau des avis de recherche et des numéros d’urgences. Son regard s’arrêta sur une affichette plus brillante que les autres, jaune d’or : « pour tout problème de livraison des colis hebdomadaires à destination du continent, contacter le chef de poste au numéro habituel ». Une petite photo de mammifère ornait l’affichette. Probablement le logo d’une association écologiste locale ?

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C’est précisément ce chef de poste, un homme de petite taille au sourire raide, qui accueillit juste à ce moment Dufilet.

-Bonjour, Monsieur le Commissaire. Je me présente: brigadier chef Le Du. Soyez le bienvenu, et même si votre présence sur l’île ne s’imposait peut-être pas au vu des faits, merci de nous épauler.

Nous avons identifié la victime. Il s’agit d’un certain Antonio Farfalle, d’origine italienne par son père, et de mère tunisienne. Son état de santé semble ne plus faire craindre de problème majeur. On a préféré le mettre sous bonne garde à l’hôpital. Un homme bien étrange, au demeurant, qui n’a pas ouvert la bouche depuis…

-Vous avez dit « Farfalet », brigadier Le Du ? Ce n’est pas possible !

-Affirmatif, Commissaire. Au vu des faits, c’est bien son nom.

Dufilet avait besoin de s’asseoir et de réfléchir. Le cauchemar continuait. Une sorte de rébus diabolique, de jeu de piste dans un labyrinthe, sans boussole ni torche électrique.

Les trois stagiaires, qui s’étaient donné rendez-vous à la gendarmerie, le trouvèrent affalé sur une chaise, devant un gendarme vaguement inquiet de l’état de prostration du policier sensé les épauler dans une absence d’affaire vraiment sérieuse…

Le brigadier précisa sa pensée.

-Un homme contusionné et en hypothermie dans un chenil, une vieille folle qui cache un magot, ce n’est quand même pas la révolution, et quand on pense à ces pauvres avocats et juges récemment strangulés en place de Rennes et de Brest ces dernières semaines, ce n’est même presque rien !

L’une des trois stagiaires prit alors la parole.

-Bonjour Commissaire. Bon voyage ? Ca s’est bien passé avec Monsieur le procureur Schmetterling ?

Sans attendre la réponse, qui pouvait manifestement se faire attendre devant l’hébétement de Dufilet, la jeune fille poursuivit :

-Veuillez nous excuser, Commissaire. Nous ne nous sommes pas présentées. Je suis Lili-Anne Le Bellec. Et mes deux camarades sont Anne-Emmanuelle Droniou et Maryse-Geneviève Le Gall. Nous terminons notre stage sous votre autorité, avant de rejoindre la brigade de lutte contre les sectes (les trois stagiaires le saluèrent alors d’un même élan).

-Vous dépendez de Kansville ? parvint à rétorquer le pauvre homme, déjà content de dissimuler son trouble par des propos oiseux, mais au moins cohérents.

-Absolument Commissaire. Nous terminons nos études et envisageons la carrière au service de la répression des ésotérismes illégaux.

« Esotérismes illégaux »….L’expression venait de sortir, sans doute.

Comment mieux noyer un poisson qu’en l’enfermant dans des mots vaseux…

Cette pensée ragaillardit un peu Dufilet, qui ne savait plus s’il devait crier au secours pour sa femme, ou se faire hospitaliser d’office pour avoir cru voir un homme se suicider devant ses yeux en tombant de douze mètres de hauteur, avant qu’on le retrouve vivant, trois cents kilomètres plus bas.

En d’autres temps, le profil de Lili-Anne et même celui de Maryse-Geneviève auraient stimulé comme par réflexe un autre type de réplique de la part de Dufilet. Il aurait de toute évidence offert des services plus constructifs en terme de plan de carrière, justifiant ainsi une fois de plus la peine qu’il faisait à sa femme.

Mais il est bien connu que quand un être vous manque, tout est dépeuplé. Ces derniers temps, le commissaire avait quant à lui des « manque à la pelle » suffisamment sérieux pour en oublier un peu ses appétits extraconjugaux…

-j’ai justement l’intention de le contacter prochainement, ce cher et brillant Kansville. Je crois que je vais avoir besoin de ses lumières.

-En attendant, Commissaire, vous ne serez pas étonné par l’absence du sergent Molfort, rappelé en urgence sur le continent à la suite d’un nouvel assassinat d’avocat, et vous serez probablement intéressé par nos découvertes sur place. Vous savez probablement que l’Ile est protégée sur l’un de ses flancs par des forteresses érigées sous Vauban…

Le brigadier chef Le Du trépignait d’impatience. On était chez lui, on se mêlait de ses affaires, et personne ne semblait remarquer qu’il était là.

Il interrompit presque brusquement la conversation.

-Affirmatif ! L’entrée du port était bien gardée, en ce temps là. Mieux que maintenant, en tous cas ! Au vu des faits, même les sans papiers débarquent en douce chez nous et se retrouvent dans un chenil plutôt qu’au poulailler !

Il ne lui manquait que la moustache pour avoir l’air d’un Noël Roquevert victime d’un outrage à gendarme dans l’exercice de ses fonctions.

-Un instant Brigadier, pas d’affolement. (ces propos, dans la bouche de Dufilet ne contribuèrent pas à apaiser le brigadier-chef).

Ecoutons plutôt ce que Lili-Anne et ses amies ont appris. Je t’écoute, ma petite Lili.

-Lili-Anne, Commissaire. Pourrions-nous en rester au vouvoiement de rigueur dans notre service ?

-Mais certainement, Mademoiselle Le Bellec. (Le commissaire se trouva soudain vieux, moche et ridicule).

-En examinant la maison d’Adélaïde Balafenn, nous avons trouvé d’autres bijoux, amassés dans une cache, une petite cave, dont la trappe d’accès se trouve dans ce qu’elle appelle « la chenillère ». Il s’agit en réalité d’une vaste serre construite sur arceaux métalliques, et dont la bâche de plastique a été remplacée par un filet à mailles serrées. A l’intérieur, Madame Balafenn favorisait la reproduction de nombreuses espèces de papillons. On a même trouvé des cocons de vers à soie, et près de là, tout le matériel pour récolter, remiser et conditionner ce tissu.

La cave contenait près de trois cents kilogrammes de bijoux, les mêmes que dans sa masure : des bonbons en papillotes et des capsules style soda ou bière.

Mais il y avait aussi des plans, et une clé. Pas en or, celle-là. Une vieille clé en ferraille, aussi lourde que rouillée. Les plans étaient ceux d’un souterrain sous les fortifications, et la clé…On a juste eu à l’introduire dans la serrure, à l’endroit indiqué dans le plan, près du musée actuel, au fond d’un puisard désaffecté de longue date, et fermé en surface par des planches.

-Enfin du concret, les filles ! » Explosa le Commissaire, qui décidément avait une bonne santé quand le moral remontait. Il se corrigea aussitôt.

« Excusez-moi, Mesdemoiselles les stagiaires. J’ai connu quelques déboires ces jours-ci, et je contrôle encore mal mon humeur. Je voulais vous signifier mon contentement devant les services rendus.

-affirmatif, au vu des faits » glissa le gendarme, faisant mine de classer ses mains-courantes afin de montrer son détachement.

-Pas de mal, Commissaire. Nous sommes des humains comme tout le monde, n’est-ce pas ? » répondit Mademoiselle Le Du.

« Mais le plus intéressant reste à venir : dans ce dédale, parfaitement reproduit sur le plan, nous avons trouvé exactement quatre cent cinquante lingots d’or.

Le commissaire resta un instant figé. On était manifestement en présence d’une affaire qui dépassait tout, et peut-être même qui allait pouvoir faire oublier les meurtres de robes noires sur le continent. Schmetterling allait être très content. S’il avait le bonheur de retrouver sa carpinette en chocolat, il se promettait de s’acheter une conduite, de déménager le train électrique au grenier, et d’acheter rien que pour lui faire plaisir un pied à terre vers Quiberon.

En attendant, son rapport du soir au procureur allait être bien accueilli !

-Et Adélaïde, qu’est-ce qu’elle pense de tout cela ?

-Madame Balafenn est non seulement prévenue, mais c’est le principal témoin. Depuis son arrestation par le brigadier Le Du…

-Affirmatif » !

…-elle semble en proie à une sorte de délire. Après vous avoir nommé, elle invoque à présent des dizaines de noms d’avocats et de quelques magistrats. Tous bretons. On pourrait la croire envoûtée, comme si elle invoquait des saints ou ses maîtres en pleine époque moyenâgeuse afin d’échapper au bûcher.

Dufilet se renfrogna. Pas bon, tout ça. La Balafenn ne veut tout de même pas rejouer la farce d’Outreau ?

-On lui a fait rencontrer un médecin ?

-Pas encore, Monsieur le Commissaire, mais c’est le procureur en personne qui l’a ordonné.

-Schmetterling ? ? Mais il ne m’a absolument pas parlé de cela ! Il aurait quand même pu m’en parler ! Cette fois-ci, la consternation se lisait dans le regard du commissaire. Pourquoi tant de mystère, alors qu’il lui aurait été nécessaire de savoir le maximum de choses de la bouche de ce gros magistrat menaçant !

-Je ne peux vous répondre sur ce point, effectivement curieux, commissaire Dufilet », répondit onctueusement, et comme avec détachement, Lili-Anne Le Bellec.

« Mais ce que je sais, c’est que le meilleur psychiatre expert agréé de la région va l’examiner dès demain matin.

-son nom ?

-Le Docteur Borboleta, bien évidemment.

Quelle était cette petite transpiration glacée que Dufilet sentit perler sur son front et dans le creux de ses reins ?

Il étouffait. Comme avant, quand il fumait encore trop et faisait des crises d’asthme à chaque scène de ménage. Il prit congé de façon si impromptue que les quatre occupants de la salle arrière de la gendarmerie en restèrent médusés. En sortant, il passa, presque comme dans un rêve, sous deux petites statuettes en faïence surplombant la porte.

Un taxi l’emmena vers la maison du Docteur Delamitte, cependant qu’une fois de plus, il tentait vainement de joindre sa sardine à l’huile par téléphone, et qu’à la gendarmerie, le brigadier Le Du déclarait aux trois jeunes filles, sans doute pour les rassurer :

« Au vu des faits, cette affaire est limpide ».