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Les Héritiers – Pierre Bourdieu

Au début de son ouvrage sur la reproduction de l’ordre social, Les héritiers, le grand sociologue Pierre Bourdieu cite l’éthnologue Margaret Mead.

Chez les Indiens d’Amérique du Nord, le comportement de visionnaire était hautement stylisé. Le jeune homme qui n’avait pas encore « cherché une vision » était habituellement amené à entendre les nombreux récits des visions qu’avaient eues les autres hommes, récits décrivant en détail le type d’expérience qui devait être considérée comme une vraie vision et le type de circonstance spéciale qui validait une rencontre surnaturelle et, par suite, conférait au visionnaire le pouvoir de chasser, de mener une entreprise guerrière, et ainsi de suite.

Grand sorcier donnant sa bénédiction au Centre de Cri

Grand sorcier donnant sa bénédiction au Centre de Cri

Chez les Omaha, cependant, les contes ne donnaient pas de détails sur ce que les visionnaires avaient vu. Un examen plus approfondi faisait apercevoir clairement que la vision n’était pas une expérience mystique démocratiquement accessible à quiconque la recherchait mais bien une méthode soigneusement gardée pour conserver à l’intérieur de certaines familles l’héritage de l’appartenance à la société des sorciers. En principe, l’entrée dans la société était validée par une vision librement recherchée, mais le dogme selon lequel une vision était une expérience mystique non spécifiée que tout jeune homme pouvait rechercher et trouver, était contrebalancé par le secret, très soigneusement gardé, concernant tout ce qui constituait une vision véritable. Les jeunes gens qui désiraient entrer dans la puissante société devaient se retirer dans la solitude, jeûner, revenir et raconter leurs visions aux anciens, cela pour se voir annoncer, s’ils n’étaient pas membres des familles de l’élite, que leur vision n’était pas authentique.

Margaret Mead, Continuities in Cultural Evolution

Qu’est-ce qu’une vision? C’est une expérience véritable, unique, propre à soi-même et dont on parlera souvent difficilement aux autres. D’abord, parce qu’une vision n’a pas de mot, comme la petite madeleine que Proust trempe dans le thé au crépuscule de sa vie, mais aussi que c’est une chose incongrue dont il est honteux de parler quand on est sérieux. Bien souvent, si on est pas un sorcier, un grand écrivain reconnu pour ses visions, un grand homme politique souvent invité à la télé, on aura tendance à mettre ses visions de côté si elles vont contre les préoccupations communes des gens sérieux, ou si elles contredisent les humeurs du temps. C’est un peu ce que veut dire René Girard quand il écrit que chacun se croit seul en enfer, et que c’est ça l’enfer. En disant cela il dit que la vision de chacun, d’être perdu, de se sentir une fourmi dans un monde de paons, est impossible a affirmer dans un monde qui a pour mot d’ordre la confiance en soi et l’autonomie.

Une vision, c’est ce qu’on sent au plus intime de soi-même, mais qu’on ne s’autorise pas à dire parce qu’on a pas l’autorité des sorciers pour le dire. La honte nous tient enfoncé. Seuls les sorciers, politiques, artistes reconnus à Paris, médecins, journalistes encartés ont autorité pour dire ce qu’il y a à dire en terme de vision, et encore faut-il que la façon de le dire soit strictement réglée par les normes de ces professions. Nous sommes muet devant notre évidence quotidienne.

C’est que qui m’attire dans Vivement jeudi de Mikaël Ollivier. Dans un article qui lui est consacré sur notre Cri, on peut lire que ce qu’il y a de bien chez les enfants, c’est que leur esprit n’est pas assommé par les convenances culturelles. Quand sa journée de loisir et de culture est consommée, digérée, arrivée au fond de l’estomac, un enfant, s’il est assez jeune, arrive encore à parler de ces petites choses anodines qui font notre singularité, nos impressions d’individu solitaire dans l’immense cosmos et que nous n’osons plus partager. Ces instants saugrenus sont l’oeuvre du temps perdu livré ici en quelques pages par Mikaël Ollivier.

Or, ces petites choses anodines, ces instants saugrenus, ce sont des visions et tout le travail de Pierre Bourdieu consiste à montrer que comme les sorciers de Margaret Mead, nous ne sommes pas égaux devant la possibilité de nous en prévaloir pour accomplir notre destin social. C’est vraiment bien Pierre Bourdieu. C’est révolutionnaire. Une drôle de vision.