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Le Docteur Borboleta (Un papillon dans un bocal épisode 5)

Juste après le décollage, Dufilet appela par sa ligne privée le Docteur Borboleta.

Sa femme n’arrêtait pas de lui parler de lui. «Si tu savais, mon petit museau de tanche, comme il me comprend bien… Hier, je lui ai parlé de mon père. Il a tout de suite compris quel rôle néfaste ce pervers narcissique avait joué dans ma construction névrotique… A propos de ma mère, jamais personne ne m’avait expliqué comment elle était parvenue, victime de son amour confusionnel, à m’empêcher de devenir celle que je pouvais être… Et pour ce qui te concerne, il est catégorique: j’ai fait le bon choix (mon petit anchois) mais je serais bien plus heureuse si tu allais, comme il dit, «te faire comprendre à toi-même sur son divan».

Cabinet de Freud

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Borboleta, qu’il n’avait jamais rencontré, était devenu à ses yeux une sorte de rival paradoxalement très sympathique. Dufilet payait les séances, remboursées, et n’aurait jamais, du moins le croyait-il, à endurer les affres de la jalousie d’un mari face à des amants.

Mieux encore: Borboleta était une sorte d’assurance tous risques remboursée par la sécurité sociale. Il se trouvait simplement génial d’avoir accepté que sa femme prenne un psy, alors que tant d’autres prennent un amant. C’était quand même plus classe que d’aller à la messe, de picorer des petits fours avec Monsieur le curé, et de se signer à chaque fois que le curé frôle, toujours par maladresse, la robe d’une de ses pécheresses…

– Allo, Docteur Borboleta? Ici le Commissaire Dufilet…

– Bonjour Commissaire! Je suis fort aise que vous m’appeliez, et même je vous en remercie. J’allais d’ailleurs le faire moi-même…

– Ah bon? Ma femme vous a donc parlé de mes problèmes?

– Pas exactement, cher Monsieur, ou du moins pas récemment… Mais un instant: je baisse le son.

La conversation était en effet perturbée par un air tragique et magnifique: Dufilet aimait lui aussi beaucoup « La Norma ». Il l’avait tant écoutée avec son joli poisson de roche, dans leur petite flaque commune, leurs draps de soie…

« Voilà. Nous nous entendrons mieux », reprit le psychiatre en reprenant le combiné.

« – Ecoutez Docteur, je n’irai pas par quatre chemins, j’ai toujours essayé d’être franc, y compris avec moi-même…

– Bien sûr, Commissaire. Votre épouse – ma patiente, un cas très intéressant, au demeurant, et qui s’avère moins grave que je ne le craignais – m’a souvent parlé de cette particularité caractérielle qui certes peut être analysée comme étant à votre crédit…

– Précisément, Docteur. Je perds la boule. Entendez-moi bien: je deviens fou.

– Calmez-vous, Commissaire. Il ne vous appartient pas de faire un tel diagnostic, que seul un spécialiste est à même de poser. Je peux vous conseiller un confrère de confiance, un vrai professionnel, si vous le souhaitez. Mais quel est l’objet précis de votre appel à mon cabinet?

– Hier soir, vous avez consulté ma femme, comme depuis neuf ans et toutes les semaines. Eh bien Docteur, je vous prie de m’accepter moi aussi comme patient. Car depuis trois jours, le sol se dérobe sous mes pieds.

– Monsieur Dufilet, je vous arrête tout de suite.

D’abord, je suis débordé. Les expertises (car vous n’ignorez pas que j’ai l’honneur d’être agréé par la justice et la police) me prennent à présent presque tout mon temps. Je n’accepte plus d’élargir ma clientèle, et même avec des gens aussi recommandables et utiles à la société que je cherche à aider à mon faible niveau, dont vous êtes assurément, j’en suis convaincu.

Ensuite, au risque de vous contredire, je n’ai pas rencontré votre épouse hier, pour la première fois dans sa cure, pour la première fois dans mes soins.

– Comment, Docteur, elle n’est pas venue?

– Non Commissaire. De plus son état de santé me préoccupait un peu depuis quelques semaines. Elle parlait de moins en moins des poissons (son TOC, comme vous le savez sans doute, vraiment désagréable parfois, et aux limites de la désocialisation) et de plus en plus des insectes volants.

J’ai tenté de lui faire verbaliser ce qu’elle projetait sur une synthèse de ces concepts: les poissons volants. Rien à faire. Votre épouse était manifestement en crise d’une maladie trop méconnue que je suis le premier à décrire dans mon livre «Pulsions et projections contre pulsionnelles». Elle manifestait un accès critique de PAS, psychose alternative secondaire, concrétisé bien des années après le SRP, stimulus régressif primordial.

– Excusez moi, Docteur Borboleta: je n’ai pas le niveau, je ne comprends pas, et je vous crois, bien sûr. Je vous téléphonais pour moi. Mais ce qui me trouble, c’est que ma femme ne se soit pas présentée au rendez-vous. C’est la première fois à ma connaissance…

– Et vous avez raison sur ce point, Commissaire. En presque une décennie de thérapie projecto-pulsionnelle anté-rétropropulsive, votre épouse n’avait jamais déshonoré un rendez-vous.

– Docteur, excusez moi. Ma femme n’ a jamais rien déshonoré.

– Il ne s’agissait que d’une expression littéraire, Commissaire, et je vous prie de bien vouloir m’excuser d’avoir froissé une susceptibilité dont vous reconnaissez vous-même, à ma décharge, qu’elle serait peut-être maladive…

Dufilet en avait assez. Un diagnostic par téléphone, alors qu’il était à mille pieds au-dessus du niveau de la mer, entre le continent et Belle-Ile, et qu’il s’approchait de l’aéroport du Palais, ne l’intéressait absolument pas. Il avait téléphoné en grand désarroi, pour trouver de l’aide, mais les propos du psychiatre l’avaient davantage perturbé. Sa femme, sa sardine à l’huile préférée, était plus malade qu’il ne l’avait imaginé, et avait disparu en plein crise de démence bien trop précoce.

– Docteur, ma femme ne m’a pas téléphoné depuis hier soir. D’habitude, elle le fait au moins trois fois par jour…

– J’ai également tenté de la joindre, cher Commissaire. Il n’y a plus moyen: son numéro de portable n’est plus affecté.

Dufilet crut que l’hélicoptère tournoyait avant de sombrer en mer. Jusque-là, il avait tangué. A présent, il coulait.

A l’aéroport de la petite île, le gendarme Hadeuzelle récupéra un homme livide et chancelant, blanc comme un linceul. Il l’emmena quand même au quartier général, comme sa mission l’exigeait.

Mais il prit l’initiative, en espérant d’ailleurs vaguement une quelconque reconnaissance postérieure, fut-elle tardive, d’appeler le médecin de l’île, le Docteur Delamitte, et de lui demander s’il pouvait passer rapidement à la gendarmerie du Palais.

Le docteur Delamitte n’était pas à son cabinet. Mais on lui indiqua qu’il assurait ce jour-là les urgences chez lui, à Locmaria