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Pourquoi ne donne-t-on rien aux enfants? (Episode 16 Un papillon dans un bocal épisode 16)

Ou Belle l’Ile, la belle île, paradis des résidents, livre enfin son horrible mystère…

Sans attendre la réponse – car ce n’était pas précisément une question -, Delamitte se rendit à la cuisine, et revint peu après avec un grand plateau vaguement rond et d’épaisseur irrégulière. Une tranche d’arbre, pensa le commissaire Dufilet. Avec des tranches de pain dessus, et des fruits de mer, des pâtes, et un petit pot de parmesan.

Depuis quelques minutes, l’allegretto de Beethoven qui jusque là baignait la salle,  s’était tu.

«Allons manger tout cela sur la terrasse. Justement, le soleil couchant et les arbres vont s’endormir ensemble dans le piaillement des merles et grives. Si c’est une nuit de fête, vous aurez peut-être ensuite un chant choral:  ici les hulottes et les effraies discernent souvent ce que nous ne pouvons voir, et il suffit de les écouter pour l’apprendre. Prenez votre bonne bouteille, je vous prie. »

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Tout en disposant les assiettes et plats sur la table de jardin, Delamitte poursuivit:

«L’or est partout, commissaire. Mais il n’est pas le même pour tout le monde.

Vous évoluez dans un monde où vous ne savez sans doute pas qu’il joue un rôle capital. Je parle de l’or vulgaire, celui qui fait briller les yeux des procureurs, des Adélaïde Balafenn, des gendarmes Le Du, et de tous ces autres , installés ou rêvant de l’être, dans les trois pouvoirs républicains. Ceux-là se gargarisent d’expressions telles que «la crise économique», «les impératifs budgétaires», «travailler plus pour consommer plus», «au nom des droits de l’Homme», «l’insécurité ambiante», «la racaille au kärcher», et de tant d’autres brillants poncifs.

Puis vous débarquez ici, mal accueilli par la gendarmerie, et entendez parler d’un tas d’or. Leur or, pas le vôtre, sans doute, ni le mien, assurément. Il était bien caché, dans les souterrains d’un ancien camp de redressement pour enfants. Ce sont trois stagiaires qui l’ont découvert. Elles ne savaient pas qu’il ne fallait rien découvrir, et être de zélés serviteur de l’Ordre, comme Le Du et sa gendarmerie. Elles paieront leur erreur,  soyez-en certain.

– Que me dites-vous là, Docteur ? C’est absolument stupéfiant! Je ne peux vous croire! Nous sommes en France, tout de même! »

Robin Dufilet avait élevé le ton pour lancer sa cascade d’affirmations. Il tordait par réaction sa serviette en papier, à mi chemin entre la table bien garnie et la commissure labiale où s’était perdu un peu de parmesan, éjecté de la bouche par la salve de ses expressions indignées.

Delamitte le regardait calmement, et lui demanda sans hâte:

« Où sont-elles à ce jour, vos trois stagiaires, Commissaire? Où est votre adjoint dans l’enquête?

– Pour Gérard Molfort, je ne dis pas. Il est exact qu’on l’a retiré du dossier, en prétendant qu’il devait rejoindre les collègues attachés aux assassinats de juges et avocats. Et depuis, il exact qu’il a été muté pour excès de zèle. Vous avez raison, Docteur, et je vous prie de ne pas retenir ma réaction trop vive:  j’ai les nerfs à fleur de peau. Mais pour les trois jeunes stagiaires, je veux croire qu’on m’a dit la vérité: leur stage collectif en Bretagne se terminait et elles devaient être dispersées dans des commissariats de quartier, dans le Nord, la Lorraine et les Hautes-Alpes.

Jean Delamitte souriait.

«Vous croyez à ces salades, Commissaire? Voyez-vous, parfois, je me demande la différence qu’il y a entre certains paniers à salade et certains paniers de crabes… Car il va falloir gober les deux…»

Dufilet s’essuya la bouche, se servit un verre d’eau avec des glaçons, et reprit une crevette. La décortiquer, d’abord. Pour voir ce qu’il y avait dedans, et faire le tri. Ensuite, on aime ou pas la crevette. On est joyeux ou malheureux. Mais tout manger d’un seul bloc, c’est souffrir, comme quand on avale un bonbon de travers dans une crêperie au porche suspect. S’évertuer à décortiquer le crustacé est fastidieux, mais cela évitera de souffrir en gobant tout sans réfléchir. C’était donc cela, la différence entre la douleur et la souffrance ? Il venait enfin de comprendre l’image employée par le médecin.

«Docteur, elles sont bonnes, vos crevettes!»

Le commissaire avait préféré instinctivement parler de choses agréables, plutôt que de réaliser que Delamitte avait raison: son équipe avait été décimée pour qu’il ne puisse mener l’enquête, et il était évident que la gendarmerie du Palais était complice de Schmetterling.

«Je poursuis donc. Mangez les pâtes tant qu’elles sont chaudes, Commissaire.

Pour certains, l’or, c’est un métal en lingot, ce sont des bijoux, des placements, des cachettes, des coups fourrés, des plaidoiries politiciennes, des arguments judiciaires.

Pour d’autres, l’or c’est autre chose. En vous attendant, j’ai scié un tronc d’arbre qui gisait de longue date ici. Je croyais m’attaquer à un mélèze. Mais l’essence qui s’est volatilisée était de l’or en parfum, car je sciais un tronc de cèdre de l’Atlantique. Les vrais cadeaux sont ceux que l’on trouve sans les chercher, ne croyez-vous pas Commissaire?

– Je ne suis pas mécontent de mon rosé. L’appréciez-vous également? De l’or en bouteille, Docteur?

– Il est fruité, Commissaire, et je retiens le cépage.

Autre exemple: pour certains, un bijou fantaisie en or, une papillote ou une capsule comme vous en avez vu plusieurs sur l’île, sont des aimants qui…

– On m’en a même offert! M’en promettant d’autres si j’étais intelligent!…

– Ce n’est guère surprenant: ils agissent toujours ainsi, les Serviteurs. Pour beaucoup de gens, et même pour la plupart, hélas, ces brillants ont de la valeur commerciale, cotée en bourse, estimée dans les bijouteries, cachée dans les coffres.

Mais pour d’autres, le parfum du laurier palme en fleurs, ou celui du robinier, un mois en suite, sont des parfums grisants, qui donnent envie de se donner rendez-vous l’année suivante, afin de retrouver cet élixir. Je suis de ceux-là, Commissaire. Je ne vais pas voir fleurir mon compte au distributeur. Je vais religieusement chaque année redécouvrir l’or de la nature, en espérant le retrouver encore l’an prochain. Je suis un drogué. Nous sommes tous des drogués, mais il y a des drogues dures, qui tuent et engendrent la haine, et des drogues douces qui réconfortent et qu’on partage sans malice.

– Revenons au pénitencier, Docteur. Tout cet or dans une ancienne prison pour enfants, et puisque vous parlez de drogue, c’est quand même stupéfiant!

– Vous savez, commissaire, des prisons pour enfants, il y en eut et en reste bien d’autres, de par le monde. On n’a presque rien dit sur celle-là. En réalité, il s’y passa bien des choses. Et d’ailleurs, l’exploitation des enfants n’a pas de fin. Au cours des siècles, elle progresse en raffinement et subtilités techniques, sans jamais cesser. Ce qui est à mes yeux «stupéfiant», Dufilet, c’est qu’on nous fait croire que l’homme serait meilleur de siècle en siècle, et que beaucoup le croient… Avez-vous mesuré que la plupart des honoraires des avocats (de ceux qui espèrent un jour faire aussi de la politique) sont collectés «au nom des droits des enfants» , mais que pourtant l’enfance n’a jamais été aussi démunie, méprisée, au regard de l’or qu’elle représente pour l’avenir du monde? Ou avez-vous noté que les psychiatres de ville ne font à présent le plus souvent que de la psychologie d’entretien, et que les psychologues, miraculeusement multipliés comme des petits pains, ne font quant à eux que de la gestion de transferts amoureux après décompositions parentales et amoureuses successives?

Tout cela, tous ces drames, toutes ces tragédies, mais toutes ces juteuses affaires réalisées sans aucun risque, sans aucune contrainte, sans aucun suivi, se font elles aussi à présent «au nom des droits de l’enfant» ou «dans l’intérêt supérieur des enfants», ou au nom du «progrès de la science»!

–  Oui, j’y ai déjà songé. Ou plutôt, pour être honnête avec vous, Docteur, j’ai préféré ne pas y trop y penser. On voit ce qui se passe, mais on se tait. Il y a tant d’autres problèmes, tant de manchettes de journaux qui parlent d’autre chose, tant de tabous et de souffrances, ici et ailleurs, et…surtout ailleurs. Je ne suis pas médecin, d’une part. Et puis, dans un état de droit, on ne critique pas les décisions de justice : il y a des recours démocratiques pour cela. Libre à chacun de les épuiser…

– Et surtout libre à chacun de s’épuiser à y croire.

Mais je reviens à Belle-Ile: il faut bien en finir sur ce sujet, d’ailleurs «connexe», comme disent les professionnels du droit, dans leur jargon volontairement hermétique.

On prétend qu’avant d’enfermer des enfants que l’on exploita autant qu’il fut possible, par exemple en les faisant travailler gratuitement à la fabrication et au conditionnement d’objets, ce bagne exploitait des adultes, et que cela se poursuivit ensuite, de façon parfaitement cachée.

Ceux qui tirèrent une fortune de cette exploitation méthodique vivaient sur le continent. Des hommes de loi, des hommes d’affaires. Ils attiraient leurs victimes dans les pièges de leurs bureaux et cabinets, à l’occasion de procès qui démarraient. Il était facile de leur expliquer que leur cause étant perdue d’avance, on pouvait les protéger dans un lieu enchanté, contre l’argent, l’or ou autres profits des larcins qui les amenaient devant un tribunal.

La plupart acceptaient, donnaient tout ce qu’ils avaient à ceux qu’ils croyaient être leurs protecteurs, et étaient déportés dans le bagne secret de Belle-Ile. Puis ce furent les enfants. Au nom de leur éducation, pour les redresser, on emmena les trouble-fêtes et orphelins dans la machine à broyer la délinquance réelle ou supposée, qui s’avérait objectivement être surtout «le moulin de la galette» des rusés affairistes, cachés derrière leur façade de respectabilité, protégés par le bouclier de leur puissant corporatisme.

L’or s’accumula, dans les oubliettes des fortifications de Vauban. Il était régulièrement partagé par les pirates d’enfants et d’adultes, transportés clandestinement vers le continent. Une infime partie était fondue en petits bijoux: des capsules et des bonbons en papillotes. Pourquoi cela? Parce que, tous les dimanches, après la messe et la récitation du code civil, on récompensait les enfants les plus sages, ceux qui avaient le mieux travaillé et s’étaient le moins manifestés, par une bouteille de soda ou un bonbon. Ils devaient alors conserver le papier ou la capsule. Ceux qui avaient amassé, triste fortune, dix capsules et dix papillotes, se voyaient promettre une semaine de vacances à Groix, dans une autre prison, où ils n’auraient pas à travailler. Voyez-vous, Commissaire, l’expression «qui voit Groix voit sa joie» vient de cette coutume occulte.

– Mais c’est incroyable, c’est stupéfiant! » Robin Dufilet ne se rendait pas compte qu’il répétait cette expression, sans pouvoir dire autre chose. Cette fois-ci, ce n’était pas sa serviette qu’il tordait dans sa main crispée, mais sa fourchette, de laquelle quelques spaghetti en profitèrent pour s’éclipser silencieusement, en coulant de la dent de fer vers la terrasse carrelée, avant de filer en douce sous un buisson, pour aller se cacher sous la glycine.

– Incroyable? Je ne trouve pas, commissaire. Ce qui serait incroyable, c’est que notre organisation sociale ne permette pas de telles perversions. Le bagne a disparu, mais l’exploitation a t-elle cessé? Vous l’avez concédé tout à l’heure, Monsieur Dufilet: les affaires grouillent. On se précipite dans la gueule du loup pour chercher assistance. Tout nous y incite. Et on y croit, dur comme fer, pour les victimes, cher comme or, pour les exploiteurs. Procès, appels, procédures transverses, exceptionnelles, de diversion… Les pigeons sont plumés dans leur intérêt, dans un état de droit, et pour faire vivre les droits des enfants. A part le progrès technique, depuis le bagne, en voyez vous un autre? Et ne croyez-vous pas que cette filière rapporte encore plus d’argent et d’or?».

Le commissaire s’était penché sous la table, faisant mine de chercher ses spaghetti. En réalité, il était très embarrassé. Comment un tel fléau ne lui était-il pas apparu jusque là? Comment avait-il fait pour croire que ses missions s’articulaient avec les autres rouages d’un idéal républicain, dont le pouvoir judiciaire représentait l’ultime rempart?

«Oui, je savais tout cela, Docteur», se prit-il à mentir. «Mais quelle belle soirée! Les arbres sont dorés, surtout ce cèdre, devant nous. On dirait que ses épines sont en or. Et la mer, là-bas, empourprée par le ciel…

– Magnifique, n’est-ce-pas ? Pourquoi tout n’est-il pas toujours aussi simple, aussi beau, aussi parfumé?»

C’est à ce moment qu’une hulotte mâle s’introduisit dans la conversation. Elle était juchée sur un pin de Douglas. A son chant, joyeux et non pas lugubre, répondit presque immédiatement celui de deux femelles.

«Ecoutez, Commissaire, vous ne les verrez pas, mais elles sont là : l’une est dans ce grand cyprès, devant vous. L’autre doit se trouver dans ce hêtre.»

Sans avoir mal là en faisant cela, Dufilet eut un petit pincement au cœur. Les amours de ces animaux lui rappelaient son petit poisson doré. Deux femelles pour ce mâle, et aucune pour lui. «La vie n’est pas chouette», soupira-t-il.

« Excusez-moi de vous poser cette question. Vous vivez seul, Docteur? Vous semblez pourtant aimer la vie… »

Sans réaction, Delamitte sembla ne pas entendre. Après avoir avalé une bouchée, il poursuivit.

«Business is business, Commissaire. On n’enferme plus les gens dans des bagnes: on les laisse libres de rapporter, et de déprimer, d’échouer dans la rue, ou se pendre, suivant les cas. L’important c’est qu’ils rapportent de l’argent et qu’on fasse fructifier cet argent. L’argent est aseptique. C’est ce qui fait sa supériorité sur l’Homme. Voilà ce qu’on appelle le capitalisme financier, dans les entreprises ou les cabinets libéraux, toutes étiquettes politiques confondues. Nous sommes à l’heure du capitalisme financier.

Et nous sommes aussi à l’heure du « suffering business ». La souffrance des gens doit rapporter de l’argent à ceux qui font mine de vouloir les soulager. Comme au bagne de Belle-Ile, jadis, mais avec des techniques progressistes. Dans les grandes entreprises, l’argent est sacré : c’est lui qui rapporte le plus. Il rapporte plus d’argent qu’il n’y en avait, avant opérations boursières. L’argent est devenu monstrueux, comme le plutonium. Plus on en fabrique, plus on s’en sert, et plus il y en a. Dès lors, pourquoi se préoccuper des ouvriers, des salariés? Ils sont interchangeables, et ils ont tous le droit de faire des procédures, qu’ils se figurent être en leur faveur… Procès individuels, plans sociaux, liquidations judiciaires, harcèlements…Tous les jours on invente de nouveaux procédés pour faire de l’argent avec leurs souffrances, en plaidant qu’ils pourront en retirer des miettes…

Voyez-vous une grande différence avec les capsules et papillotes du bagne de Belle-Ile? Moi, pas.

Et en dehors du travail, c’est la même chose: vous avez des droits, vous avez le droit de nous demander, contre une somme colossale pour vous, mais une aumône pour nous, non remboursée par la sécurité sociale, d’aller faire mine de vous défendre, ou de faire semblant d’attaquer… L’affaire est «complexe»? Ou trop grossièrement arrangée? On nomme un expert. Des Borboleta, il y en a des milliers, qui rampent devant l’appareil à broyer, pour être admis au club.

Bien des gens savent ici ce qui se passait sur leur île, du temps du bagne. Pourquoi se taisent-ils ? La réponse, vous l’avez trouvée chez Adélaïde Balafenn. C’était elle la plus assidue, c’était elle la plus servile avec les très nombreux notables qui cherchaient un pied-à-terre sur ce paradis. A chaque service, elle recevait un peu d’or, un cadeau destiné à lui rappeler que les traditions ne doivent pas se perdre, et qu’elles ont du bon, du haut au bas de l’échelle. Tous ceux qui se taisent, tous ceux qui collaborent, reçoivent ces breloques.

– Et même sur le continent, Docteur. J’ai appris tout récemment que même ma femme avait reçu ce type de récompense… »

Le commissaire parlait bas. C’était tellement navrant. Un peu comme un avortement. Toute leur relation avait échoué, un désastre. Pour qui? Pour un vicelard de psychiatre sans envergure. Pour quoi? Pour que l’ordre règne aussi, au Maghreb…

« Souvenez-vous de la noblesse, avant la révolution de 1789. Elle se croyait si souvent tout permis. Elle ne voyait pas que chaque homme courbé devant elle était aussi honorable que chacun des maîtres et seigneurs qu’il servait, que chaque femme exploitée valait chacune des belles dames qui étaient les leurs. Vinrent des étudiants en droit, qui firent la révolution. Puis qui devinrent sanguinaires, et prirent le pouvoir. Leurs descendants sont ici, maintenant. Ils ont toujours le pouvoir, se croient tout permis, et ont pris très exactement et les manières et les costumes de ceux que leurs ancêtres ont détruits, décapités, ruinés, réduits en cendres.

L’ancienne noblesse avait aussi ses cardinaux. La nouvelle, ce phénix ressuscitant, a ses experts. La morale normalisée est sauve, qu’elle soit pseudo chrétienne jadis ou apparemment légale maintenant. Et ce tour de passe-passe, c’est le progrès, rien que le progrès, mais tout le progrès, commissaire Dufilet!»

Comme en écho aux réflexions calmement exprimées par le médecin, une hulotte approuvait régulièrement les phrases, ponctuait le discours. «Que oui! que oui!» C’était une des deux femelles. Son acquiescement lui venait-il de la mémoire collective des bêtes, du souvenir confus de ses ancêtres, martyrisés jadis au nom de la lutte contre Satan.  A présent, c’est au nom du progrès de la pollution et de la raréfaction des arbres et vieux murs, que les nichées devenaient précieuses comme de l’or. Pourtant, maintenant que les anciennes mystiques étaient dépassées, on se gargarise de vouloir toujours mieux les protéger…

Delamitte et son hôte ne mangeaient plus. Ils conversaient à voix basse, laissant les derniers grillons et les premiers oiseaux de nuit peupler leur nuit commune. Un curieux bruit répétitif, une sorte de vibration électrique, se fit alors entendre dans le ciel, vers le bosquet, suivi d’un claquement éteignant la vibration.

Le commissaire regarda Delamitte, interrogateur.

«Un Engoulevent, Commissaire. Ils viennent souvent jusqu’ici, la nuit, du petit bois où ils vivent. Ils chantent, et claquent des ailes.

Sans pouvoir imiter les engoulevents, les gens de robe sont venus jusqu’ici, venant du continent. De plus en plus nombreux. Apporter leurs messages de paix, leurs discours de droits différents pour toutes et tous, et en réalité venant coloniser et convertir notre île, jusque là trop préservée des affaires perpétrées sous couvert de «Grand Changement» par les «serviteurs de l’Ancien Peuple», comme ils s’appellent secrètement entre eux, en souvenir des nobles qu’ils ont pourtant détrônés. Tout cela ne sent absolument pas le soufre, commissaire Dufilet, mais cela pue quand même le négationnisme pervers. Ils affichèrent leur amour des arts, et spécialement de la grande musique… L’histoire de l’Europe a déjà connu cela! Et ils commencèrent à acheter les gens, avec des cadeaux, des bijoux en or, des invitations sur leurs bateaux de plaisance à conduite automatisée…

Un café ?»

Delamitte fit oui de la tête, mais sans dire un mot. Il n’avait plus envie de parler. Il se demanda même s’il reparlerait un jour. Le silence le gagnait. Il en avait envie, il en avait besoin. Et c’est alors qu’il se souvint d’Antonio Farfalle.

Un moment après, la nuit était venue. Une ligne rouge marquait l’horizon bleu-noir. De petits bruits de feuilles, des pas discrets sur le dallage, des courses embroussaillées aux alentours, venaient rappeler que par la nature, et même la nuit, la vie est touffue.

Sur son plateau, Delamitte amenait deux petites tasses et le nécessaire à café.

«Sentez-moi cela! Ce plateau est en cèdre, celui dont je vous parlais au début du repas. Enivrant, n’est-ce-pas? Le café est vendu sous la marque «or». Mais il sent moins bon que le plateau qui le porte. Ne trouvez-vous pas que cette règle s’applique également souvent aux choses humaines? Il me revient souvent en mémoire ce vers d’Apollinaire, évoquant les miséreux: « le luxe et la beauté ne sont que leur écume».

Mais le commissaire ne pouvait pas vraiment goûter la poésie, tant sa tristesse ressemblait à du dépit. Il se surprit cependant à prendre la parole, lui qui avait cru décider un instant avant de se réfugier dans le silence.

«Ainsi, Docteur, nous sommes dans une société manipulée par des groupes souterrains, comme nous l’avons été jadis par d’autres procédés plus rustiques. Les tenants de l’oppression ne sont pas ceux qu’on nous présente, qu’on nous demande de choisir, et même qu’on nous impose? Les truands ne sont pas toujours dans la case prison? Ces vieilles idées qui affirment qu’un flic aurait pu être un voyou, qu’un psy est un fou qui se soigne grâce aux autres, qu’un avocat est un menteur qui touche de l’argent pour vivre légalement sa perversion, tout cela serait vrai mais ne serait encore que la surface des choses?

Plus occulte que la franc-maçonnerie ou les ordres souterrains, que les coteries sous prétexte humanitaire, religieux ou scientiste, plus sournoises même que les sectes, l’ordre du Grand Changement monnaye notre niaiserie, nous poignarde en faisant mine de nous caresser, et exploite nos chairs, nos âmes et même notre sang , en invoquant l’intérêt général et les valeurs démocratiques?

Si je vous comprends bien, de l’immense fortune en lingots et valeurs boursières, qu’ils soutirent de nos souffrances, ils redistribuent une infime proportion, sous forme d’objets symboliques en or, pour mieux acheter, pour mieux faire taire, et pour récompenser l’aveuglement ou la veulerie?»

Un long silence prolongea ses phrases. Puis il se surprit à dire:

«Je savais tout cela».

Dufilet venait de réaliser l’inconcevable. Il savait. Il n’avait jamais voulu comprendre. Il s’était acharné toute sa vie contre des voleurs de poules, mais était commandé, payé, surveillé, par des renards autrement malins que les petits voyous qu’il était payé pour débusquer.

Comme pour se raccrocher aux branches, il demanda alors:

«Mais pour Antonio Farfalle, l’homme silence, l’homme défenestré mais envolé, vous m’avouerez qu’il y a un mystère, quand même!»

A ce moment précis, le regard de Dufilet fut attiré par trois chauve-souris, voletant de façon saccadée au-dessus de la table. Aucun bruit, comme les oiseaux de nuit, comme un brachyote ou un duc, leurs ailes sont adaptées à ne pas griffer l’air, à respecter le silence. Et pourtant, ce ne sont bien sûr pas des oiseaux mangeurs de petits mammifères: ce sont de petits mammifères mangeurs d’insectes volants.

«J’avoue commissaire. J’avoue tout ce que vous voudrez et je passe même aux aveux complets!» sourit le médecin.

Farfalle, que je connais bien, est pour moi un mystère, un mystère de plus, dirai-je même. Ses parents n’étaient pas d’ici. Une tunisienne et un italien, je crois. Mais c’est ici qu’il a grandi. Ils n’ont pu acheter son intégrité, l’ont menacé, pourchassé. Le pire ennemi de l’intégriste, c’est l’homme intègre. Il s’est enfui, a vécu une vie de bohême un peu partout. Ils le retrouvaient, où qu’il se réfugie.

Mais Farfalle n’est pas le seul dans son cas. Sa résistance au Grand Changement qu’imposent les Serviteurs de l’Ancien Peuple n’est pas que spirituelle. Vous avez assisté à l’incroyable en découvrant qui nous domine. Vous pouvez donc accepter à présent un autre pan du monde incroyable dans lequel nous vivons tous: Farfalle est une sorte de mutant. Avec quelques autres de ces mutants, disséminés en Bretagne, il a la capacité d’échapper à l’oppression par l’envol. Quand la souffrance devient trop aiguë, son corps se déforme. Il devient comme l’oiseau, mais après sa course, il est totalement épuisé, pendant plusieurs jours. Farfalle vous a échappé, il a rejoint l’île de sa naissance, et s’est réfugié dans le chenil d’Adélaïde Balafenn, où il allait souvent jouer, gamin. Il ne savait pas que la vieille folle était corrompue de la cave au plafond, et prévint aussitôt le gendarme Le Du.

Croyant s’attirer encore plus bonnes grâces sous forme de «petits cadeaux», elle a même informé directement le commissariat central de Rennes, qui vous a dépêché, car l’appel avait été reçu par votre adjoint, l’un des rares à ne pas étouffer ce type d’informations.

Le Du a tout fait pour vous éloigner de l’affaire, avec ses complices Schmetterling et Borboleta. Et ils y sont aisément parvenus, qui plus est sans aucun risque, comme toujours.

Farfalle, avec une petite dizaines d’autres, sont des homo sapiens doté, par quelque incroyable – comme vous dites – caprice de la nature, de gènes récessifs de l’archaeoptéryx, le plus ancien oiseau du monde. Tous ont des ancêtres au Mali, ou en Afrique centrale. Là-bas, c’étaient des sorciers vénérés, admirés pour leur indépendance d’esprit et leur intégrité. Chez eux ces sorciers étaient déjà des mutants.

Leurs enfants ou petits-enfants sont venus en Bretagne, et particulièrement dans les îles. Car ils retrouvaient ici cette simplicité de vivre en communion avec les éléments, en s’adaptant plutôt qu’en détruisant et remaniant.

Mais «le progrès» a bouleversé leur style de vie. On a voulu corrompre leur pureté, clouer leurs ailes au pilori des affaires. Ils se cachent, ils fuient, ils survivent, ici, comme à Batz, Ouessant, Groix, et ailleurs. Ils refusent que leurs vies soient exploitées sous prétexte de l’intérêt de leurs enfants, dont l’immense majorité, d’ailleurs, ne dispose pas de cette étrange faculté d’échappatoire.

– Comment savez-vous tout cela, Docteur?»

Le commissaire ne doutait plus de ce qu’il entendait. Un incroyable chasse l’autre, ou lui ouvre la porte. Il était à présent capable de concevoir que certains hommes sont extraordinaires, puisque tant d’autres sont pire que médiocres, et que ce n’est pas forcément ce que l’on croit voir qui est.

«Je suis médecin, Dufilet. J’ai bien connu les parents d’Antonio, qui m’ont initié à leurs croyances. Quant à Antonio, je l’ai vu bébé. Il n’a pas changé. Pas du tout changé. Et il en va ainsi de toutes et tous. Ils s’améliorent ou se dégradent, suivant leur génie personnel. Les justes le restent, sans le savoir, le plus souvent. Les malins apprennent à peaufiner leurs techniques, ils progressent. Et pour ce qui concerne l’homme-archaeoptéryx, si ses parents m’avaient mis dans le secret, ce fut précisément parce que j’y suis tenu, et que rien de m’autoriserait à le violer, ou à le rompre. En effet, cette particularité génétique ne nuisait à personne. Elle n’entraînerait aucun trouble individuel ou collectif nécessitant la levée du secret par dénonciation.

– Incroyable, stupéfiant! Vous avez eu bien raison de n’en pas parler, cher Delamitte.

Mais cette histoire de gorille et de raton-laveur qui symbolisent leur ordre malsain, savez-vous d’où cela vient, Docteur ?

– Vous l’aurez sans doute également compris, Commissaire. Nous avons affaire à de grands pervers. Ce qu’ils plaident peut tout aussi bien être une parcelle de vérité ou le mensonge le plus éhonté. Ils puisent leurs arguments et moyens de séduction dans tous les marécages, du plus sain au plus pollué. L’important, c’est l’effet, c’est le résultat qu’ils veulent et vont obtenir: donner une impression de crédibilité et d’altruisme à leurs actes amoraux et mercantiles.

C’est ainsi qu’ils ont pillé une croyance africaine selon laquelle ces animaux incarnent des vertus humaines, et précisément celles qui sont ancrées chez Farfalle et ses rares amis. Mais du gorille, comme du raton laveur, ils n’ont rien appris, rien retenu. Avec eux, ils n’ont rien de commun. Comme toujours, ils font de l’affichage, et dénaturent à leur profit les valeurs humaines ou les caractéristiques animales. Rappelez-vous leur fourrure d’hermine. Et souvenez-vous de Victor Hugo, comparant un procureur à un crocodile. Croyez-vous que cela empêcha qu’on trouve une rue «Victor Hugo» à proximité de chaque tribunal?

– C’est exact. D’ailleurs à Rennes, c’est le cas!

– A Rennes, comme partout, Commissaire. Avez-vous vu comme ils ont enterré le procès d’Outreau ? Comment depuis lors ils ont réussi à cacher tous les autres, et à continuer leurs affaires sans risque ? Ils ont simplement un peu entamé leur stocks de «bijoux-récompenses», distribués plus largement dans tous les milieux un peu dangereux: la presse, les ministères, les bureaux de députés, assaillis de courriers heureusement pour eux dispersés, et réclamant à leur manière plus de Justice sociale ou moins de justice judiciaire, ou les deux…».

Dufilet regarda sa montre. Une heure du matin. L’air était doux, et lui n’était plus rien.

Il ne pouvait pas dire qu’il souffrait. Il était comme drogué, relevant d’une longue maladie, convalescent. Le repas, la beauté de cette nuit, les coups de ciseau, de burin, de papier de verre infligés sans pitié mais sans colère sur ses anciennes références par Delamitte, l’avaient placé dans un état second.

Il verrait bien, demain. Il reprendrait le bateau, et retournerait au travail. Mais cette perspective elle-même perdait son sens.

Très las, il se leva.

«Merci infiniment, chez Docteur, pour cette passionnante conversation. Vous avez confirmé tout ce que je savais»

Les deux hommes savaient ce qu’il en était réellement, mais l’un voulait conserver la face, et l’autre respecta ce petit mensonge, par pudeur.

«Je vais regagner mon hôtel à pieds. Rien de tel qu’une bonne marche pour bien digérer, n’est-ce pas Docteur?.

Toute cette soirée, contrairement à vous, ce ne fut pas la poésie qui m’inspira. Ce fut un vieux film adaptant au cinéma «l’Idiot», de Dostoïevski. Il sombre dans la folie parce qu’il comprend trop de choses mais n’a pas d’ailes pour survoler la laideur. Et dans le film, la dernière phrase du héros, qui va s’étourdir ensuite dans la démence, est: «Mais pourquoi ne donne-t-on rien à l’enfant».

On continue, Docteur. On fait juste mine d’avoir changé, alors qu’on s’est perfectionné. «Per-fec-tio-né», scanda-t-il en écho à sa propre remarque.

Je vous souhaite une bonne nuit, que je m’excuse d’avoir écourtée, et un bon courage pour votre journée de demain.

– Bonne continuation à vous aussi, Commissaire Dufilet. N’oubliez pas que j’existe, en cas de question… D’ordre médical, bien sûr!»

Dufilet reprit le chemin qu’il connaissait. Il ne savait pas s’il souffrait surtout de l’avortement de son amour et de ses certitudes professionnelles, ou s’il se réjouissait déjà de sa prochaine naissance, les yeux plus ouverts sur le monde qui l’entourait. Car si la perversité s’adaptait aux changements, ainsi que l’affirmait Delamitte, et ne faisait que changer de masque à chaque évolution, pourquoi des hommes sincères, avançant démasqués, ne pourraient-ils le faire également, en restant eux-mêmes, plus simples encore, plus nus encore, mais aussi plus forts?

Au sortir du petit parc, il lui sembla voir une forme blanche survoler les cyprès, et il entendit un chant prolongé, qu’hier encore il aurait cru lugubre.