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L’or du Docteur Delamitte (Un papillon dans un bocal – épisode 15)

Le portail de la petite propriété du médecin étant ouvert, Robin Dufilet entra.

Il parcourut l’allée jusqu’à la maison, accompagné du chant des grives et des merles, qui s’égosillaient avant que ne vienne la nuit, et fut escorté par les genêts et les rhododendrons en fleurs, au garde à vous sur son passage.

danse@ Ossiane

Il n’eut pas non plus à sonner devant la porte d’entrée : celle-ci était entre baillée. Après avoir frappé sans obtenir de réponse, il se décida à entrer, sa bouteille de rosé en main.

La maison était simple et claire. Des murs blancs, décorés de quelques tableaux quant à eux très colorés. Les baies vitrées l’emportaient presque sur les murs blancs.

Un piano droit, blanc lui aussi. Une petite bibliothèque, une jolie cheminée, et devant elle, un vaste canapé. Des meubles rustiques.

Et une musique douce et forte diluée dans l’atmosphère, baignant les lieux d’allure virginale, et se faisant elle-même caresser par les rayons du soleil couchant: l’allégretto de la septième symphonie de Beethoven.

Le passage musical imbibait calmement la vaste pièce, sans s’imposer.

Dufilet, sans ressentir aucune gène, sans nullement se sentir voyeur, eut l’impression immédiate d’assister à une relation amoureuse pratiquée à trois, et sans aucune luxure: la pièce, le soleil, et la musique entraient en harmonie, affirmaient, sans s’imposer, la beauté de vivre là, invitaient à la communion.

Par une large fenêtre, le commissaire aperçut le médecin au fond d’une petite pelouse, occupé à retirer son linge du fil.

Il décida de l’attendre, plutôt que d’aller à sa rencontre.

«Vous êtes arrivé, Commissaire? Très bien. Je suis à vous tout de suite, le temps de me débarrasser du linge et de mettre votre bouteille au frais. Asseyez-vous sur la terrasse, j’arrive».

Dufilet connaissait le chemin. Il préféra rester debout, et contempla alternativement la glycine, le marronnier, tous deux en fleurs, tous deux encore enlacés, et la mer, dans les lointains, qui semblait relativiser toutes les amours, fussent-elles printanières et végétales.

Le médecin apparut quelques instants plus tard. Pantalon clair, chemise soyeuse écrue, tenant un plateau. Glaçons, olives, pain bis, crevettes et le rosé du Commissaire dans un sceau à champagne.

«Je suis heureux de vous recevoir, Dufilet. Et d’ailleurs, je savais que nous nous reverrions. Car ce qui vous arrive doit vous bouleverser. Vos problèmes respiratoires sont-ils terminés, et avez-vous encore mal là quand vous faites cela?»

Robin Dufilet ne savait trop s’il devait sourire ou geindre. Devant l’œil malicieux de son hôte, il préféra donner le change, et feindre le flegme.

«Tout d’abord, merci, Docteur, de me recevoir. Je respire parfaitement bien, malgré les coups dans l’estomac que certains ont cru m’administrer, et je n’ai plus mal là quand je fais cela, mais ici, quand je fais ceci».

«Ici», c’était son cœur, et «ceci», c’était le geste mimé de se plonger un couteau entre les côtes.

La facétie de sa réponse le fit sourire malgré lui. Comme toujours, quand il était aux Effraies, il s’était pris à répondre sans réflexion, à inventer inopinément sa vie quand on tentait de lui en imposer une autre, à rire de ce qui aurait dû le faire pleurer, à plaisanter de sur qui le faisait souffrir.

« -Fort bien, Commissaire. Pour ce genre de maladie, je ne connais qu’un remède».

Il lui servit des olives, des crevettes, et un verre de rosé bien frais.

«Mangez à votre aise. Si vous le souhaitez, nous aurons ensuite des pâtes, des fruits de mer, et si le cas était trop grave, une autre bouteille de rosé.

-Docteur, vous avez sans doute compris que ce n’est pas qu’au médecin que je souhaitais parler. Ou plutôt, que c’est aussi lui que j’avais besoin de revoir, enfin, vous voyez….

-Je ne sais pas ce que j’ai compris, Dufilet. Ce n’est pas le plus important, du reste, que je comprenne ou pas vos raisons précises pour avoir souhaité revenir. Pour moi, je vous avais invité, et vous avez accepté: j’en suis honoré, et passons à autre chose.

-Monsieur Delamitte, j’ai vécu ces derniers jours des tragédies brutales, que je n’aurais pas imaginé vivre voilà seulement une semaine. Qui m’aurait parlé alors de tout ce que j’ai vu ou deviné se serait aussitôt vu rire au nez.

Mais à présent, non seulement j’ai perdu toute capacité à l’ironie, mais en plus, si je dois encore rire de quelqu’un, ce sera de moi, et de moi seul.

-Fort bien, Commissaire. Car l’ironie est la seule forme d’humour que, personnellement, je n’apprécie pas, n’en déplaise à l’intellectuel Bergson. Je lui préfère encore l’humour grivois ou le comique de répétition, malgré leur lourdeur. C’est vous dire !

-Probablement avez-vous raison, probablement toutes ces nuances m’ont-elles échappé jusqu’ici.

Mais d’abord une question: sur cette île, chacun semble féru de musique classique, mais tout le monde semble ignorer ou déclare mépriser Beethoven. Comment se fait-il que vous écoutiez cet allegretto ?

-Un commissaire reste un commissaire, et vous ne pouvez vous empêcher d’enquêter… Je n’écoute plus souvent ce morceau, même si j’écoute toujours son auteur. Je l’ai programmé en boucle en votre honneur, car je vous ai ressenti désemparé. Aussi ai-je souhaité vous baigner d’une musique qui décompose le désarroi, qui le décortique comme on décortiquerai un crustacé : la carapace, c’est l’angoisse, il faut s’en débarrasser. Et la chair, c’est la joie, ou la douleur. Ecoutez bien cette musique, Commissaire: elle pleure de toute sa chair et élève l’âme. Elle transcende l’angoisse, en revendique le dépassement pour accéder à l’action. Quand vous en aurez assez, vous me direz. Mais j’ai pensé que ce morceau pouvait vous aider, vous apaiser, vous consoler, autant que le spectacle de la nature ou que notre petit repas.

-Merci beaucoup, Docteur. Mais vous ne répondez pas à ma question.

-Alors, je vais le faire, et sans détour. Car ce que j’ai au moins compris, c’est que nous sommes ensemble pour parler, et non pas pour communiquer, bavarder ou discuter.

Mais je veux vous prévenir, commissaire: je ne vous rassurerai pas, au sens usuel du verbe. Je n’entends pas vous apaiser en confortant précairement vos illusions, et en vous empêchant par là même d’y voir plus clair dans votre nuit, en vous privant des chances amères de faire le deuil de vos croyances antérieures. Vous souffrez  Je le déplore. Peut-être puis-je vous aider à pleurer à chaudes larmes vos illusions perdues, à comprendre votre douleur plutôt que de vous crisper sur vos souffrances, qui dureront précisément tout le temps que vous entretiendrez vos illusions.

Pourquoi Beethoven ?

Parce que sur cette île, comme bientôt sur toutes les autres, il est interdit de se souvenir ou de s’inspirer de lui. Il représente la résistance, le combat de l’homme contre son destin, l’espoir, le courage, le défi des gueux au cœur noble que ne supportent pas les tenants du pouvoir injuste. Aux côtés de Goethe, et au contraire de lui, il ne faisait pas chapeau bas devant le prince qui passait, et ne se courbait pas devant les puissants, comme Napoléon. Jamais il ne revint sur ce qu’il disait, ce qu’il pensait, faisait, ou sur ce qu’il écrivit, dans ses «cahiers de correspondance», quand il devint totalement sourd. L’homme qui leva le poing en expirant, était inspiré par un idéal qui dépassait de loin le communisme. Inspiration et expiration ne sont-elles pas respectables, quand elles sont en harmonie ?

Sur cette île, et bientôt partout, Beethoven est effectivement interdit. « verbot » comme disent les allemands. Il disait écrire pour dans deux mille ans. Or les deux mille ans ne sont pas passés, et toute dictature, en commençant par le nazisme, qui a bien prouvé sa haine de l’Homme, ne peut supporter un artiste qui parle du courage et de la bonté, du drame de vivre libre et de l’absolue nécessité, du devoir, même, d’affronter le Destin.

Enfin, pourquoi cet allegretto ?

Parce que c’est le sourire malgré les larmes. Parce que c’est un message universel. Parce qu’un être doit évoluer, mais surtout pas changer. Celui qui riait déjà dans les langes, qui arborait le même rire à trois, cinq, dix ou quinze ans, ne doit jamais oublier sa nature. Les fracas de la vie non seulement peuvent, mais doivent nous faire rire autant que nous pouvons en pleurer. Si nous avons la nature à rire, nous aurons la douleur de pleurer plus souvent qu’on ne l’aurait imaginé. Ce chant d’amour de la vie, ce chant d’espérance en l’homme, je ne l’ai jamais autant compris que par l’allegretto de cette symphonie. Aussi vrai que le soleil nous réchauffe ou nous brûle, cette musique nous apaise ou nous atterre. Je suis persuadé que Beethoven était un homme de joie, et qu’il n’a lui-même pas compris pourquoi il a tant souffert, tant résisté, tant inventé.

Voyez-vous, Commissaire (et je m’arrêterai là, au sujet de ce musicien), on a beaucoup parlé de son enfance malheureuse. Un père musicien mais alcoolique, une mère déprimée. Le père le réveillait avant l’aube, dès son âge de cinq ans, pour qu’il fasse ses exercices au pianoforte. Il faudrait bien qu’un jour, le plus vite possible, ce gosse nourrisse sa pauvre famille, ou au moins rembourse sa part. C’était ainsi pour tout le monde : les paysans, les artistes, les artisans. Notez bien que ce père alcoolique n’était pas un bourreau, même s’il se montra très brusque avec ce gamin : la rudesse était de mise, à l’époque. C’est quand même grâce à lui qu’il fréquenta Haydn, «Papa Haydn», un second père pour lui, plus subtil, mais cependant moins fougueux et libre que son élève, qu’il avait du mal à contrôler.

Rudesse, alcoolisme, et devoir. Voici ce qu’un être aussi sensible que le petit Ludwig connut: il appela cela l’amour, puisque rien d’autre ne s’offrait à lui. Toute sa vie, il chercha mieux, sans le trouver, sauf dans son œuvre »

Le médecin, bien que parlant, et le commissaire, très à l’écoute, décortiquaient pendant ce temps là leurs crevettes, mangeaient des bouchées de pain, picoraient des olives, buvaient leur rosé bien frais.

«J’ai un peu insisté sur l’artiste interdit à Belle-Ile. C’est parce que je prévois vos futures questions, et que l’exemplarité humaine que j’ai posé en toile de fond nous resservira probablement.

-Cher Docteur, ce que vous dites est très intéressant. Vous m’avez effectivement rappelé que les nazis brûlaient symboliquement les partitions de Beethoven, alors qu’ils se piquaient de vénérer les arts, la musique classique, Chopin, ou plus encore Wagner. Mais pourquoi, ici, à Belle-Ile, et en 2009, Beethoven est-il prohibé, et qui plus est sans que personne ne le remarque vraiment ?

-Beaucoup de gens l’ont remarqué. Mais ils se taisent. »

Jean Delamitte parlait bas, et lentement. Il déshabillait ses dernières crevettes, avant de les déguster. Il avait l’air abattu, résigné, souriant quand même, parce que la vie était là, ce soir, comme on pourrait dire que l’étincelle est là quand deux silex se frottent. Dufilet et Delamitte étaient ces deux silex face au soleil couchant.

«D’après vous, Commissaire, comment se décline dans la société des Hommes l’adage «rien ne change, tout se transforme »? Bien sûr que le nazisme n’existe plus, sauf dans l’esprit dérangé de quelques exaltés isolés ou s’énervant en groupuscules éphémères. Bien sûr que la sainte inquisiation n’a plus sa place que dans les livres d’histoire. Pourtant, d’autres périls ont émergé, tout aussi banalisés que les premiers nazis dans les années trente. Ces périls doivent-ils avoir une couleur politique ? Certes non. Le progrès, ce n’est pas ce qu’on en dit dans les médias, Commissaire, ce n’est pas l’éradication des extrêmes d’hier et la lutte affichée pour qu’ils ne réapparaissent. Ce n’est pas le triomphe des «droits de l’Homme» à l’occidentale. Cela se saurait, dans un pays qui n’a jamais compté autant d’exclus, de désespérés, de chômeurs, de divorcés, de nouveaux «malades mentaux», et de suicidés. Dans un pays qui n’a jamais compté autant de psychologues et d’avocats qui tous, vivent bien ou très bien, en plaidant vouloir améliorer la santé mentale et l’état de droit…

-C’est terrible, Docteur, ce que vous dites. Vous prétendez donc que la société se serait organisée pour profiter des douleurs des gens ?

-Je ne prétends pas, Commissaire: je diagnostique. Marx ne fut pas un réel danger pour les profiteurs. Car il n’était qu’économiste, que matérialiste. Pour lui, douleurs et souffrances étaient confondues dans un même constat : certains minoritaires exploitent la majorité. Les minoritaires sont les salauds, et les exploités sont de braves types, ou de pauvres femmes. Ils doivent s’unir pour avoir le pouvoir sur les salauds de riches minoritaires.

Il y a du vrai dans cette analyse économique. Mais elle n’a pas produit de résultats. La Chine, marxiste, est plus polluée que le tout le reste du monde. La Russie, qui fut marxiste, fut une dictature pas moins sordide que d’autres. Cuba, et tous les autres petits pays marxistes, ne donnent pas envie d’y aller vivre.

Et ici, Dufilet, comme aux USA, comme en Israël, comme partout dans les pays ayant échappé au communisme: regardez d’où viennent les leaders: ils étaient tous ou presque avocats ou juges. «Droidlommistes»; Divorcistes, haineux, conflictuels jusqu’au bout des griffes, prêts à faire tous les procès du monde, pour harcèlement et contre monnaie sonnante. La guerre moderne; la guerre technique idéologiquement correcte, qui tue lentement la chair à procès, comme jadis elle tuait rapidement la chair à canon. La notion de patrie est ringarde. On exploite au nom des droits de l’homme: cela fait plus humaniste.

Aussi, je réponds à votre question par l’affirmative, à une nuance près: ce n’est pas la douleur des gens qui est exploitée, mais leur souffrance. On les empêche de comprendre. On les laisse souffrir, on s’apitoie sur leur «stress» ou leurs «troubles psycho-sociaux», pour mieux les aveugler et profiter de leurs souffrances. Il ne faut surtout pas qu’ils accèdent au stade de la douleur, parce que cela voudrait dire qu’ils auraient compris à quelle sauce ils sont mangés, prétendument pour leur bien. Comprenez-vous ce que je vous dis, Robin Dufilet?»

Delamitte venait de décortiquer sa dernière crevette, et déposait sur elle une goutte de mayonnaise. Les vastes baies donnant à l’Ouest propageaient l’incendie d’un ciel de cendres rouges, incandescentes.

De l’or en fusion.

Depuis longtemps, Dufilet avait terminé de manger. «On mange plus vite quand on écoute que quand on parle. Voici une vérité simple, et qui ne fait de mal à personne», songea t’il.

«Ce que je comprends, Monsieur Delamitte, c’est que vous me dites que le progrès n’est pas une amélioration de la condition humaine individuelle ou collective, mais un leurre, un appât ou une amorce proposée par le pêcheur ayant besoin de récolter des poissons. Et que de tous temps, les maîtres du monde se sont adaptés, ont valorisé le progrès, se sont revendiqué de lui, pour continuer leur exploitation.

-J’accepte votre propos, Dufilet. Matérialisme et capitalisme ont toujours plongé la société humaine dans le même « Destin », celui que Beethoven refusait. En occident, le nazisme passe pour le plus tragique exemple de perversité politique. C’est totalement faux. Le nazisme fut la plus grande saloperie affichée, la plus brutalement meurtrière des dictatures, la plus sinistre dénaturation des rapports humains sur des bases ascientifiques et amorales, mais validées par la psychiatrie officielle de Goebbles.

Car la plus grande perversité politique que nous ayons connue, c’est celle qui nous fait actuellement souffrir. Elle ne nous tue pas par milliers tous les jours. Elle nous étouffe peu à peu, ou tue un par un, un peu partout, en niant sciemment notre martyre. »

A cet instant précis, le cri d’une effraie déchira le ciel. Dufilet semblait effaré.

« Docteur, que voulez-vous dire ? Qui domine le monde ? Seriez-vous paranoïaque, vous aussi , ou «complophobe», comme on le dit dans mon commissariat, dans les tribunaux, et dans les cabinets des psychologues agréés ? Et que savez-vous exactement, qui expliquerait l’interdiction d’évoquer ou écouter Beethoven ici ? Connaissez-vous Antonio Farfalle ? Pourquoi n’est-il pas mort, ou plus précisément, pourquoi l’a t’on retrouvé vivant, ici ? Connaissez-vous Adélaïde Balafenn ? Pourquoi ces papillotes et ces capsules d’or, dispersées dans l’île? J’en ai même trouvées sur la table de ma chambre d’hôtel, celle qu’occupait parait-il Mitterrand ! »

Visiblement, le commissaire était perdu.

Le docteur Delamitte sut alors que son hôte était un homme fiable. Car un homme perdu n’a pas de ruse.

«Je vais vous répondre, commissaire, et le plus précisément possible. Je crois que vous allez malheureusement comprendre. Que diriez-vous d’un plat de pâtes avec quelques fruits de mer? Aimez-vous le parmesan ?

-Avec plaisir, Docteur. Votre regard, vos propos, sont assez brillants, mais…

-Tout ce qui brille n’est pas de l’or. Et même parfois, ce qui est d’or véritable n’est pas de métal, ne vaut rien ou vaut tout l’or du monde.

Commissaire, regardez les arbres de notre île, au printemps, en été, durant l’automne. Regardez-les quand le soleil se couche. Et regardez les partout où vous serez, car partout, ils seront les mêmes. Ils sont verts, n’est-ce pas ? Pourtant ils deviennent dorés, sous le feuillage. Ils scintillent et attirent le regard parce qu’ils sont passés du stade d’êtres vivant au stade de reflet du monde.

Beethoven préférait un arbre à un homme. Moi, je vous dis que certains hommes sont des arbres. Ils ne brillent absolument pas. Ils reflètent la lumière où ils se contentent simplement d’exister.

Comprenez-vous ce que je tente de vous dire?»