Home » Agriculture » Les champs aux champs

Les champs aux champs

Parmi les ménages, certains n’ont pas le moral. Mais alors vraiment pas le moral. Alors, ils emploient le physique. Le 16 octobre dernier, on a vu 50 jeunes agriculteurs sur les champs. Des agriculteurs sur les champs, rien que de très normal, direz-vous.

Mais là, à l’aube, ils avaient quitté leurs champs pour envahir les Champs-Elysées. Et devant le Fouquet’s, symbole de l’accession de Nicolas Sarkozy à la présidence de la République, ils ont déversé des bottes de foin avant de mettre le feu. Le même jour à Poitiers, 1000 mètres cube de terre étaient épandus en centre-ville. Les agriculteurs sont désespérés.

Il y a aujourd’hui un peu partout dans le monde occidental, mais particulièrement en France, où l’agriculture a longtemps été une branche porteuse de la nation – rappelons-nous le La terre ne ment pas de Maurras -, une profonde détresse agricole. Devant le reflux de cette position traditionnelle et face à la vision européenne de l’agriculture basée sur le modèle anglais ou hollandais de grandes exploitations mettant en danger le modèle français, les agriculteurs sont réduits au syndrome du village gaulois d’Astérix. Au moment où le gouvernement offre une prime à la relocalisation aux industriels, les agriculteurs, attachés à une terre et donc symboles mêmes de la localisation, se sentent doublement trahis.

Cette façon qu’ont les paysans de répandre des tonnes de matières sur les lieux de leur contestation est significative d’un certain rapport au réel: pour protester, ils déversent de la terre, du lait, des céréales, des légumes ou des fruits. Lorsque les agriculteurs investissent la ville pour recouvrir le bitume de nature, c’est finalement une vision du réel qui en affronte une autre. A la conception des technocrates et des politiques fondée sur l’abstraction et le calcul économique, les agriculteurs interposent leur rapport au réel présenté comme plus réaliste parce qu’ancré dans la terre. La terre, c’est du vrai, du solide, du concret. C’est elle que les agriculteurs pensent pouvoir opposer au triomphe villipendé des technocrates en la répandant en ville. Pourtant, le réel aujourd’hui ne se trouve-t-il pas moins dans la matérialité de la terre que dans l’abstrait des modélisations économiques? Ce qui est certain, c’est qu’on ne verra jamais des technocrates venir à la campagne déverser dans les champs des circulaires administratives afin de défendre leur vision du réel. Mais les technocrates nourrissent vraisemblablement des doutes moins extrêmes que les paysans quant à leur avenir.

Pendant quelques heures, la terre a recouvert l’asphalte, l’urbain s’est fondu sous le rural. La France est redevenue un peu agricole. Le bitume a été enflammé, comme pour pratiquer l’écobuage, cette fertilisation des sols par le feu. Mais peut-on fertiliser de cette manière le sol du Fouquet’s? On peut en douter, même si les pratiques de certains clients de cet établissement peuvent parfois laisser croire que la France a retrouvé son statut de puissance agricole – sur le mode de la république bananière, par exemple.

Dominique Quessada, 30 octobre