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Le fou de basson des bois (Un papillon dans un bocal épisode 9)

Le fou de basson des bois

Le lendemain matin, Dufilet n’était pas de service. Il décida d’oublier un moment les affaires de faux suicide et de vraie crainte de secte, se disant que si ces prémonitions s’avéraient exactes, ou avaient un tant soi peu de prise avec la réalité, il se retrouverait au pire avec une cordelette au cou, et au mieux muté à Valenciennes.

Alain Guillou Wild Image Quest

Tout cela le dépassait.

 » Tout cela « , c’était ce Farfalle suicidé, mais toujours vivant, ayant traversé comme par magie les airs et les mers,

c’était sa femme, sa petite sole à dorer, évaporée du jour au lendemain au Maghreb alors qu’ils s’aimaient comme des esturgeons et frayaient comme des saumons, du moins au début. Son petit poisson rose, enfui bien loin dans le harem d’un renard des tribunaux, d’un loup de mer, d’un psychiatre agréé qui se comportait plutôt comme un gourou, alimentant son repaire en femmes désorientées,

c’était la tante de sa femme, réputée dérangée, longtemps grenouille de bénitier, et à présent qu’il n’y avait plus de curé ni de paroisse, riche comme Crésus en s’occupant de papillons. Et quand on sait ce que veut dire  » balafenn  » en français, c’est incroyable, c’est ridicule, c’est fou, Et en plus récitant les noms des avocats bretons comme on invoquerait tous les saints de la Terre…

C’était ce gros procureur, laid comme un globule lipidique, adepte d’une secte infiltrant le monde judiciaire, ou peut-être dupé par elle, ce qui ne retirerait d’ailleurs rien à sa médiocrité globuleuse globale,

c’étaient ses collègues mutés dès qu’ils faisaient leur métier,

c’étaient ces rares hommes de loi qui semblaient ne pas avoir accepté l’ordre imposé par  » Sérénité, Assiduité et Pureté « , et se retrouvaient sélectionnés pour un beau voyage au pays de la cordelette au cou…

Mais c’était aussi Gérard Molfort, ce pauvre et brave gars n’ayant rien à se reprocher sauf sa naïveté, qui se retrouvait deux fois sans histoire familiale, puis sans continuité professionnelle, sans argent, sans logis décent. Il servait la France, paraît-il. Mais quelle France ? Celle de Schmetterling, président du SPI, syndicat des procureurs indépendants ? Celle de la présidente du barreau rennais, Madame Morla-Durhan, la meilleure amie de la députée, et présidente du SIA, syndicat indépendant des avocats? Celle du brigadier-Chef Le Du, dont personne n’ignorait qu’il était le leader du MIG, le mouvement indépendant des gendarmes, interdit mais toléré ? Celle du trop fameux Docteur Borboleta, qui se gargarisait dans les journaux d’avoir contribué à la découverte d’une nouvelle maladie, la psychose multi polaire avec phases dépressives et phases maniaques, et s’en vantait auprès de son petit poisson bleu?

Et c’était aussi Delmitte. Il n’avait jamais rencontré un homme comme lui, ou alors, il ne l’avait pas remarqué, faute d’être réceptif. Mais à présent, réceptif, il l’était. Un peu trop même à son goût : il frôlait vraiment la déprime.

En rentrant  » aux Effraies « , c’est un peu comme s’il s’était essuyé les pieds sur le paillasson de mousse, ou était passé dans un sas de décontamination. On n’était plus soupçonneux. On n’était même pas pas malade. On pouvait sourire ou pas.

Et puis, il y avait un parc, des fleurs, une maison, des hommes, des animaux, le calme, la simplicité.

Chez Delamitte, il avait eu le sentiment de l’éternité à échelle humaine. Plus de magouilles, plus de turpitudes. Maintenant qu’il y repensait, quand il lut le nom d’un oiseau de nuit, il avait récité la dernière phrase du poème  » les Hiboux  » :  » L’homme ivre d’une ombre qui passe porte toujours le châtiment d’avoir changé de place « .

Et en repartant, presque joyeux et en tous cas fort soulagé malgré ce qu’il savait sur sa femme et sur le reste, il avait chantonné Brassens, qui ne disait pas autre chose :  » auprès de mon arbre, je vivais heureux, j’aurais jamais dû m’éloigner d’mon arbre « .

Fallait-il qu’il soit perturbé pour retrouver l’ enfance…

Voici seulement quelques jours, il n’aurait vraisemblablement pas approché ce qu’il commençait à redouter : la vie civilisée sombrait peu à peu dans une sorte d’impasse, dans la tyrannie de la Grande Norme.

Un petit déclic sétait opéré durant les deux heures passées à boire frais, à regarder la lune monter, à écouter les chouettes, à pleurer en silence, et à sourire malgré tout, pour l’élégance, et avec un solitaire comme l’on dit chez les sangliers ou les gorilles.

Une fois de plus perdu dans ses pensées, Dufilet se dirigeait vers le phare des Poulains, près du village de Goulphar.  » Une journée de farniente, une journée de tourisme « . Telle sera devise, du moins aujourd’hui.

C’est alors qu’il entendit sonner une corne de brume derrière lui :  » pon pon pon pon « , évoquant vaguement les quatre notes de la célèbre  » pince à linge  » de Pierre Dac, issue d’une musique secondaire, la cinquième symphonie d’un musicien qui n’entendait rien à la musique, qui semblait inconnu ici, et qui s’était permis d’écrire sur une partition des inepties comme  » muss es sein, es muss sein « .

 » Pon pon pon pon « , laissez passer le progrès ! « 

Se retournant, le Commissaire vit un bolide foncer vers lui, rampant dans la poussière du chemin, et la dispersant de part et d’autre de son sillage.

Et sur le bolide un homme portant bonnet rouge, et dans la main du bonhomme au bonnet rouge, un instrument de musique évoquant une grosse clarinette.

Dufilet n’eut que le temps de sauter sur le bas-côté, pour échapper à la collision avec cet attelage empoussiéré.

Dix mètres plus loin, le monstre à trois roues s’arrêta, après dérapage contrôlé, faisant un quart de tour sur lui-même. C’est alors que le commissaire réalisa qu’il venait d’être dépassé en grande pompe par un  » vélo couché « , arborant un petit drapeau hissé sur une tige souple, un petit drapeau triangulaire représentant un fruit percé d’une flèche.

Son pilote se dressa. Presque un géant.

 » -hola, du bateau !  » scanda-t’il d’une voix puissante  » le progrès en marche vous salue, pèlerin de l’ancien monde !

-Bonjour Monsieur. Bonne promenade ?  » répondit le Commissaire qui ne savait au juste quelle contenance adopter.

L’homme au bonnet rouge répondit avec son instrument de musique : trois  » pon pon pon  » rapprochés, puis deux plus espacés.

 » -vous êtes déjà allé au Botswnana ? Si oui, vous savez ce que je viens de répondre !

-Jusqu’à présent, Monsieur, j’ai assez peu voyagé, mais il se pourrait que cela change, enrichissement professionnel oblige….Monsieur… ?

-Veuillez m’excuser. Je m’appelle Alan Guillemot. Photographe, entre autres, et depuis un certain temps.

-Entre autres ? Que voulez-vous dire ?

-Quand on a mangé du caviar avec le dalaï-lama, quand on a fait de la trottinette des mers avec les Inouïtes, quand on a fait des batailles de polochon avec les milliardaires américains, quand on inventé la luge ascensionnelle, quand on a photographié la muraille de Chine en patins à glaces et parcouru en planche à voile des mers infestées de requins, est-ce qu’on n’est que photographe, d’après vous ? « 

Et sans attendre la réponse, Alan Guillemot réalisa une rafale de clichés de son interlocuteur.

 » Prenez l’air naturel. Non, Monsieur. L’air naturel. Là, vous ressemblez à un flic qui serait pris en flagrant délit d’abandon de poste à un carrefour de ville polluée par tout ce qui n’est pas un vélo couché, ou à un avocat tombé du barreau en dépeuplant les nids des autres ».

Dufilet ne put s’empêcher de sourire .

Un fou, se dit-il, mais qui n’avait pas l’air dangereux. On doit en trouver pas mal, sur ces îles. Certainement la population locale les nourrit, et le bon Delmitte doit les soigner gratuitement. Le soir, ils trouvent toujours un endroit où s’abriter. Comme chez la Balafenn, par exemple.

Tout cela est pittoresque. La vraie vie, finalement.

 » Voilà, vous souriez ! Comme un juge qui a échappé la réprimande, comme un huissier qui vient de saisir un malheureux ou un procureur qui vient de requérir sans risque ! Comme un flic qui fait plaisirà sa femme en astiquant le parquet et les plinthes, et qui se venge au travail avec le parquet et les plaintes » !

Je ne vous vends pas le cliché, je vous le donne, mais à une condition : que vous me prêtiez l’heure. Car j’ai vendu ma montre pour me payer mon vélo, et j’ai donné ma langue au shah, pour que ni lui ni moi n’entendions plus parler des droits de l’Homme à la française ! Un hymne au basson pour le touriste du phare des Poulains, pour le mouton de la Ripoubelle française ! Pon pon pon…Pon pon ».

Les images que ce  » fou de basson  » venait d’employer suffirent à faire s’évanouir le sourire du Commissaire. Quand même, il exagérait !

 » -Monsieur Guillemot, je ne vous permets pas de plaisanter ainsi avec moi. Je suis au regret de vous apprendre que vous avez devant vous le Commissaire Dufilet, de Rennes, et que j’enquête actuellement sur un sujet très sensible, pour lequel, d’ailleurs, il se pourrait bien que vous…

-J’accepte vos excuses, Commissaire, rassurez-vous. Tout le monde peut se tromper, et vous également.

-Mais je vous en prie ? Monsieur Guillemot ! Je vous croyais original, mais pas impudent !

-Imprudent, Commissaire, im-PRU-dent. Pas impudent. Car je suis très respectueux de tout ce qui est respectable. Par contre, je suis très imprudent, parce que je me contrefiche de qui me m’écoute quand je parle et que je dis vrai. Avez-vous connu Mouna, qui sonnait la clochette de son poignet et la sonnette de son vélo ? Je suis Alan Mouna l’annonciateur de l’apocalypse de la civilisation occidentale.

Ici-même, à Belle-Ile, j’ai fait des dizaines de milliers de kilomètres en vélo pour prévenir autochtones et visiteurs. Repentez-vous ! Demandez pardon à l’Eternel pour avoir traîné votre femme en justice, pour avoir dépossédé votre mari, pour avoir porté plainte contre le coq de votre voisin, contre votre supérieur hiérarchique ! Repentez-vous d’avoir diffamé légalement votre père pour autorité, d’avoir fait condamner votre médecin pour erreur d’appréciation, votre chien pour morsure d’uniforme, votre chef de gare pour retard de train ou votre marchand de glace pour intoxication estivale !

Repentez-vous, braves gens, car l’heure de l’époque ellipse a sonné ! Plus d’essence, plus d’oxygène, plus d’arbres ni de saisons ! Plus de cochons, plus de poulets plus de vaches ! Faites croître et multiplier des petits procès, des petits pains dans la figure des autres, et vous ganerez beaucoup à faire perdre les autres! Pon pon pon pon…Pon pon pon.

Dufilet l’écoutait. Mais le soleil devenait sensible sur son crâne. Il avait envie de passer son chemin, de lui dire poliment  » au revoir Monsieur, et bonne promenade « , comme il l’aurait encore fait une semaine auparavant.

Aujourd’hui pourtant, plus rien de tel n’était possible.

Guillemot ne lui laissa d’ailleurs pas le loisir de prendre une quelconque contenance.

 » -Ne bougez plus pèlerin ! un Grand Macaon s’est posé sur votre épaule droite. Laissez moi une seconde. Ne respirez pas, souriez de nouveau, mais plus naturellement que tout-à-l’heure. Fermez l’œil gauche, pour l’asymétrie, et regardez moi, pour contempler l’avenir « 

Sitôt la cascade de photographies terminée, Guillemot se coucha sur son vélo, montrant son petit drapeau : un fruit vert-marron, un avocat, percé d’une flèche.

 » -Portez vous bien, Pèlerin, et gare au gorille ! Je vous enverrai les photos, car je dois vous dire que savais qui vous êtes : je sors de chez mon ami Jean Delamitte, chez qui vous avez passé la soirée d’hier. Po po po po….Vous êtes de la police ! Po po po po….Le triangle des Bermudes, Commissaire : vous allez être de moins en moins nombreux pour faire de moins en moins bien votre métier, au nom de l’enrichissement professionnel ! Po po po po…Et à qui cela va-t-il profiter, y avez vous songé ? Cette fois-ci, son basson sonna comme une cornemuse, effarouchant freux, corneilles et alouettes des alentours. PO PO PO POOOOO.

Aussitôt après, Alan Guillemot s’éloigna dans un nuage de poussière sablonneuse qui s’enfuyait avec lui .  » Quel fou « , pensa Dufilet avec un certain agacement. Ca devait être mon destin de rencontrer un type pareil aujourd’hui !

Il avança lentement sur le sentier, qui sentait la mer et les ajoncs vanille. Un grand corbeau volait sur le dos, un peu plus loin, vers les falaises, peut-être pour impressionner sa  » corbette « . Le papillon se plaisait encore sur son épaule.

 » Pas plus fou qu’un autre, en fait « .