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L’après-midi d’un aphone (Un papillon dans un bocal épisode 10)

Des perturbations entrainent un retard dans la publication du Mercredi, nous retrouvons la nouvelle de Pascal Dazin avec un jour de retard. Ne manquez pas demain, avec un jour de retard également, la tournée du facteur dans le cadre de notre Événement du Jeudi qui sera exceptionnellement publié le Vendredi!

Poursuivant sa promenade près de la pointe des Poulains, le Commissaire croisa une crêperie.

Il avait toujours eu horreur des crêpes et des galettes. Des plats fades, mous, avalés en trois bouchées, avec cette traditionnelle bolée de cidre qui éclabousse le nez dès qu’on l’approche des lèvres, et qui sent le sucre plus que la pomme.

Mozart avait l'oreille

Mozart avait l'oreille

Il ne pouvait d’ailleurs affirmer s’il avait plus d’aversion pour les crêpes que pour les galettes, les deux produits ayant la même propension à se couler dans l’œsophage avant même qu’on n’ait réussi à en mâcher la substance.

Ca commençait par une galette (la « complète », avec de l’andouille, parfois), puis on prenait le dessert : une crêpe. Au chocolat, ou mieux encore, au caramel salé, trempé sans doute dans quelque flaque à marée basse, pour le goût typique.

De plus, il faut avoir du temps pour s’adonner au rite : car sans les délais d’attente avant livraison sur la table recouverte d’une nappe en papier imitant une broderie morbihanaise, de tels plats peuvent s’ingurgiter dans le même temps qu’ une poule met pour gober un ver.

Payer dix euros pour une minute de déglutition, cela fait cher du grain de blé.

Mais sa femme adorait les crêperies. Toutes les femmes adorent. On bavarde, car on a tout le loisir de le faire, entre galette et crêpe. Les jours de folie, on commande même deux crêpes. Puis un café. Une heure trente de crêperie, quatre minutes de « dégustation », tous mets confondus, et quatre vingt six minutes de papotage, sans risquer d’assimiler quelque calorie superflue que ce soit.

En avalant le coulis, on écoute vaguement Tri Yann ou on se fait vriller les tympans par la cornemuse de service, couvrant des chants folkloriques non moins vibratiles.

Puis on sort du lieu mythique, l’estomac vide, heureux comme après un footing en bord de quatre voies, ou après une séance de gymtonic.

Mais à présent, ses habitudes, ses opinions, et même ses positions gastronomiques, jadis affirmées, n’avaient plus de sens.

Il entra donc, tête basse, dans « La crêperie de la Pointe ».

La serveuse avait l’air très gentille. Et jolie, en plus. Un vrai petit gardon pané. Sans coiffe typique, ni robe noire ni tablier blanc. Habillée normalement.

Elle l’installa à la table la plus proche des baies vitrées. Vue sur mer. Au loin, un récif, des oiseaux jouant dans les courants d’air, et plus près, des ajoncs éparpillés dans la lande.

Il eut la surprise d’entendre une musique connue tout autour de lui, et pas du biniou.

-Ca sent bon, chez vous, Mademoiselle, et quelle musique ! C’est Mozart, n’est-ce pas ?

-Oui, Monsieur. Là, c’est le vingtième concerto. Avec Christian Zacharias au piano. Mais si préférez un autre interprète…

-Non, merci, c’est trop gentil.

-C’est beau, n’est-ce pas ? Quelle pureté ! Cela évoque l’ouverture de Don Giovanni.

-Mais…Vous avez parfaitement raison ! Une galette complète, je vous prie, avec une petite bouteille de cidre. Et une crêpe au chocolat, en dessert.

-Bien Monsieur. Je vous laisse déguster Zacharias, et je reviens tout de suite avec la galette ».

L’orchestre, c’était le vent. Le piano, l’élément. Lui, Dufilet, Commissaire de police rennais perdu sur une petite île et largué par sa femme et ses croyances, le rocher sur lequel venait claquer la mer, pour le forcer à changer, à s’adapter, à fondre, reculer, ou à sombrer.

Il écoutait le premier mouvement, comme on découvre qu’on n’est qu’un homme. Et il devenait le premier mouvement, comme on réalise qu’on a tout à apprendre, qu’on a seulement jusque là cru comprendre.

« -Voilà, Monsieur, bon appétit ! ».

Déjà ? L’enchanteur Merlin a donc quitté Brocéliande pour Belle-île !

Ca sentait bon la galette, avec une pointe d’herbes aromatiques. Et ce cidre, même en petite bouteille décapsulée, un nectar, amer à souhait. De la pomme en bulles!

Vraiment complète, cette galette, vraiment copieuse. Il prit son temps pour mâcher chaque grosse bouchée. L’œuf, saisi juste comme il faut, ne coulait pas de la commissure labiale jusqu’au pantalon, et le jambon était bien rose, le fromage sentait presque l’étable. Un peu de beurre, mais pas trop. Du bon pain de campagne, bien craquant, le cidre ambré et une carafe d’eau fraîche avec des glaçons.

Et le deuxième mouvement du concerto, à mi-parcours de la galette, enchaîna. La douceur féminine, la passion masculine. L’harmonie. La mer apaisée. Un instant de bonheur.

« Et voilà la crêpe au chocolat. Je vois que vous avez apprécié la galette. J’espère que vous allez aimer également nos crêpes. Car avec cette musique, précisément, nous voulons inspirer la sérénité à nos clients ».

Dufilet avait le vertige. Comment avait-elle marié ce passage avec la crêpe au chocolat ? Car il était évident que le chocolat, c’était la femme, la première partie du second mouvement, les arpèges espiègles et harmonieux, et qu’ensuite venait l’homme, cœur battant pour elle. L’homme, la crêpe, entourant le chocolat fondu, réchauffé par lui ou elle, selon qu’on parle de l’homme ou de la crêpe, du X ou du Y !

« -Mademoiselle ! Je prendrai ensuite un crêpe au caramel salé. Avec un café serré ».

Le troisième mouvement s’offrait à la salle où il était curieusement seul, quand le chaud coulis de caramel sur un azur de sel marin se dévoila à ses papilles. Des arpèges scandés, affirmés entre des instants de méditation. Pas d’hésitation: avec le troisième mouvement de ce concerto, en mangeant une crêpe au beurre salé, il touchait à la Vérité.

Pourquoi « Let’s spend the night together » des Rolling Stones traversa t’il l’esprit de Dufilet, juste au moment où l’orchestre déchira la pièce après une tirade musicale trop affirmée et donc trop présomptueuse, passionnée ou exaltée, comme la blanche effraie avait déchiré la nuit chez Delamitte après une soirée trop douce, comme Don Giovanni allait quitter le monde à la fin de l’opéra, abattu par la réalité de vivre, celle qu’il avait voulu défier en défiant le Père?

« Et voilà votre café, Monsieur. Bien serré, nous l’espérons. Avec l’addition, qui l’est également ! Je suis heureuse que vous écoutiez ce passage. On voit que vous aimez la musique : quelle assiduité !»

Une bolée de cidre avait suffi. La tête de Dufilet tournoyait en cadence avec les vertiges légers et ondulants de la fin du troisième mouvement. Qu’elle dise ce qu’elle veut, la jolie serveuse.

Il pivotait.

Merlin et ses crêpes enchantées, , Mozart, Delamitte, le poisson lune émigré au Maghreb, Schmetterling, Farfalle, ce salaud de Borboleta, cette pauvre Adélaïde Balafenn, ce fou d’Alan Guillemot, ce corniaud de brigadier Le Du, ce naïf Molfort…

Trop c’est trop.

Sur les derniers accords et sur ces constats d’impuissance, il se leva, et alla régler l’addition.

Ré ré ré ré fa la fa re, far la fa fa le, ou quelque chose comme cela.

Silence vertigineux, silence mozartien qui est encore du Mozart, quand la jolie caissière lui offrit un bonbon pour la route en lui rendant sa carte bancaire. Un joli bonbon de jolie caissière, le refuser serait une faute de goût, une fausse note.

-c’est presque aussi fort que Coriolan !

Silence prodigieux. Comme après du Beethoven.

Mais la réponse vint quand même :

« -à bientôt Monsieur, et même si je ne comprends pas votre remarque, félicitations pour avoir choisi notre crêperie », termina sans sourire la serveuse, qui regardait à présent sa caisse.

Il se dirigea vers la sortie, en déshabilla son bonbon de la papillote dorée. Et hop ! Direction la bouche. Il piquait. Bonne menthe ne peut mentir.

Dufilet ouvrit la porte. En haut à gauche, un cadre, représentant un raton-laveur. Et à droite, un cadre emprisonnait un gorille.

Ca fait très mal, un bonbon piquant qui déchire la trachée artère.

En grande pompe que le taxi vert emmena le Commissaire jusqu’au cabinet médical. Visage écarlate, il suffoquait comme un poisson hors du bocal, toussait par quintes, et se montrait incapable de prononcer un seul mot.

Le rouge et le vert, exactement comme la jolie robe de la serveuse mozartienne.