Home » Les lettres de mon Moulin » Un papillon dans un bocal – La métamorphose (1)

Un papillon dans un bocal – La métamorphose (1)

Pascal Dazin nous propose un petit polar en 17 chapitres, qui paraîtront tous les mercredi à 8 heures. Il se passe des choses étranges sur Belle Ile, le commissaire Robin Dufilet va se trouver confronté à une série de phénomènes inexplicables et flirter avec la folie. Jusqu’au bout, on ignore s’il trouvera le moyen de tenir le choc.

La métamorphose de Grégoire Samsa

La métamorphose de Grégoire Samsa

L’ homme venait de se lever quand on frappa à la porte. Cinq coups secs retentirent, alors qu’il aurait suffi d’actionner la sonnette, qui faisait entendre un son long et doux de corne de brume au soleil levant.

-Qui est là? S’enquit le locataire des lieux en enfilant avec volupté une chemise bariolée en soie.

-Police nationale. Ouvrez!

Un peu surpris, vaguement inquiet, l’homme ouvrit d’une main, terminant son boutonnage de l’autre.

-Que puis-je pour votre service?

-Commissaire Dufilet. Et voici mon adjoint le sergent Molfort. Nous avons reçu plusieurs plaintes à votre sujet de la part du voisinage.

-Des plaintes? Les voisins? Mais je ne suis presque jamais là, et je ne connais encore personne. Je ne sais même pas si les appartements attenants sont habités!

-Précisément, Monsieur… Monsieur?

-Farfalle. Antonio Farfalle.

-Farfallet? Vous louez ce meublé depuis quand? Cela fait un mois que tous vos voisins s’inquiètent.

-Cela fait effectivement deux mois que je suis arrivé. Mais qu’est-ce qui peut bien les inquiéter?

-Le silence, Monsieur Raffalet. Vous n’avez pas d’enfants? Pas de femme? Vous n’écoutez pas la télé? Vous ne faites jamais la vaisselle, et vous ne ronflez même pas. Pas de bruit d’eau, de glouglou, de fourchette qui tombe. Rien. Pourtant, avec ces cloisons, on entend les mouches qui volent chez les voisins. Chez vous, même pas une mouche !

L’homme ne savait pas s’il devait rire des propos de Dufilet, ou s’il devait se mettre en colère. Son collègue était lui aussi surprenant, il fouinait partout, et avait même sorti une grosse loupe à manche escamotable avec laquelle il examinait le revêtement mural.

-D’abord, je m’appelle Farfalle, et pas Raffale, et ensuite, que je sache, le silence n’est pas…

-Chef, cria Molfort, en examinant une tenture murale, regardez, c’est de la soie! Et tout est revêtu de soie, dans ce taudis! Les tapisseries, les rideaux, les double rideaux, la nappe, les draps !

-Je m’en doutais, soupira le Commissaire. Regardant avec dépit Monsieur Farfalle, il ajouta: «comment expliquez-vous cela? Comment un homme qui loue un meublé pourri, où il fait vingt cinq degrés au printemps, où l’humidité suite des murs en papier mâché, peut-il se payer de la soie partout, des toilettes en passant par les vêtements?

Cette fois-ci, Farfalle s’était décidé à se fâcher. Mais les yeux froids de ses visiteurs commençaient à lui faire peur. Que lui voulaient-ils vraiment? Jusqu’où pourraient-ils aller, sous prétexte de cette enquête de voisinage infondée? Est-ce que cela recommençait? Que savaient ils exactement?

Il ressentit à nouveau cette migraine indescriptible, dans les os temporaux, et ces douleurs comme des poignards sous les omoplates et au-dessus du bassin. Ne pas le montrer, surtout pas.

-Cela suffit, Messieurs! affirma-t-il d’une voix qu’il voulait forte, mais qui n’était que douce, comme d’habitude. Tentant de mimer la colère, c’est de douleur qu’il baissait la tête et fronçait les sourcils, et c’est pour la conjurer qu’il tapa du poing sur la table, geste qui fit entendre le même froissement suave qu’une paume de main caressant une robe de satin.

Que cherchez-vous? Que me voulez-vous? Qu’ai-je fait?

-Ce n’est pas normal, tout cela, Monsieur Fralaffe, répondit sentencieusement Molfort, en regardant son supérieur comme pour chercher son approbation. D’abord, expliquez-moi ceci : vous n’avez pas de travail, comme tous les locataires de ces immeubles pouilleux, vous vivez dans un luxe que même ma femme n’imagine pas dans ses rêves les plus fous, vous n’avez pas d’enfants, mais pourtant vous avez dans cet appartement ces deux peluches. Et tous ces bouquets, pour qui pour quoi?

Joignant le geste à la parole, Molfort exhiba alors, dans chacune de ses grosses mains, deux petites choses en poils de synthèse qu’il semblait emprisonner ou même écraser.

-un chimpanzé pelé et un panda! Qu’est-ce que c’est que ces conneries, Ballafre?

Monsieur Farfalle commençait à transpirer. Cette saleté de fièvre le reprenait, comme en Sicile, comme à Bari.. Comme dans le Puy-de-Dôme. Comme à Paris. La tête lui tournait. Il s’adossa à la fenêtre. La douceur des tentures soulagèrent un peu son dos, et l’air frais, qui sentait la mauve musquée, enveloppa sa tête comme un pansement invisible. Oublier ces deux-là. Penser aux jacinthes, à la glycine, aux potentilles tormentilles et au trèfle, pour lutter contre cette nausée qui le reprenait comme les fois d’avant.

Il chercha pourtant à donner le change, à faire croire qu’il était de leur monde.

-Non, sergent Molfort. Posez-les, s’il vous plait. Il s’agit d’un raton laveur et d’un gorille, et de toutes façons, qu’est-ce que cela peut…

-Vous vous foutez de nous! explosa le commissaire en donnant un violent coup de poing insonore sur le dossier d’un fauteuil blanc immaculé. L’absence de bruit entraîné par ce geste le mit hors de lui.

-Maintenant, vous allez nous dire ce que vous trafiquez, hurla-t-il en mettant ses poings dans ses poches, comme s’il était honteux de leur inefficacité acoustique.

Les postillons et l’haleine du commissaire étaient insupportables. Cela sentait le tabac, le hamburger, le clou de girofle et le parfum synthétique. Monsieur Farfalle eut un haut-le-cœur.

-Je vous indispose, Frafralet? insista Dufilet en s’approchant de sa proie, pendant que Molfort jetait les peluches à même le sol soyeux, lesquelles tombèrent et roulèrent comme du feutre sur de la ouate.

-Oui, Commissaire. Je dois le dire. Laissez-moi, je vous prie, je n’ai rien fait de mal. De la soie, chez moi. Le silence. Des peluches. L’air pur, des fleurs. J’ai des papiers, mais vous ne me les avez même pas demandés, et…

-Vos papiers! beugla le commissaire, réalisant qu’il était pris en défaut sur son terrain.

Farfalle eut un espoir. Il allait montrer ses papiers, et la police allait le saluer poliment, puis sortir, en regrettant cette intrusion, basée sur la peur des gens, sur les rumeurs, sur la politique en cours, etc.

-Voilà, Monsieur le Commissaire. Ludovic Farfalle, vous voyez, c’est moi, sur la photo.

Dubitatif, le commissaire examinait la pièce, quand Molfort s’agita:

-Mais, commissaire, c’est du papier de soie! Ce n’est pas réglementaire du tout! Et la photo, c’est un ver! Il se moque vraiment de nous!

Monsieur Farfalle n’en pouvait plus. Son dos se déchira. Son crâne se transperça.

Il leur échappa. Il s’envola par la fenêtre ouverte. Dehors, il se laissa guider par un parfum d’ajonc. Comme celui de la vanille.

Oublier. Recommencer. Finir.

«Chef, il s’est défenestré, le salaud!»